Logo

Culture du viol dans la musique : on ne laissera plus rien passer

S’essuyer les pieds sur la lutte contre les violences sexuelles est visiblement la nouvelle tendance 2023.

Par
Oriane Olivier
Publicité

Nous sommes en mars 2023, le patriarcat a définitivement disparu, plus aucune femme ne meurt de manière hebdomadaire sous les coups de son compagnon, la notion de consentement est acquise par l’ensemble de la population et les violences sexuelles ne sont plus qu’un lointain mauvais souvenir. Ah non pardon. On vous la refait sans le filtre du déni.

Nous sommes en mars 2023, le nombre de féminicides annuel explose dans certains pays d’Europe, on estime (a minima) que sur la période 2008-2016, environ 117 000 femmes ont été victimes chaque année de viol ou tentative de viol en France (un chiffre qui ne prend même pas en compte les attouchements sexuels), et la grande majorité des affaires ouvertes pour agressions sexuelles sont encore classées sans suite (entre 1 et 2% des plaintes aboutissent à une condamnation des auteurs en cour d’assise).

Publicité

Et pendant ce temps là, pendant que les femmes sont encore les premières à subir dans leur chair ces rapports de domination millénaires, et alors qu’on pensait naivement que ce producteur de house ne pouvait rien faire de plus dégueulasse depuis qu’il a massacré Heart of Glass pour une pub H&M, Bob Sinclar nous gratifie d’une vidéo absolument immonde, dans laquelle une femme se fait tout simplement – et sans ambiguité – violée par un voyeur (incarné par l’artiste).

On ne vous fera pas l’affront de la reposter ici, mais si vous avez envie de régurgiter votre quatre-heure, vous la trouverez facilement sur Google. Et comme s’essuyer les pieds sur la lutte contre les violences sexuelles est visiblement la nouvelle tendance de ce début d’année, Tayc, un auteur-compositeur-interprète de RnB a également décidé de romantiser dans l’un de ses derniers morceaux (“Quand tu dors”) le viol conjugal. Après tout, ça ne mange pas de pain.

Publicité

Et le pire dans tout ça ? C’est qu’il y a zéro surprise. Zéro étonnement à voir ainsi des artistes populaires mépriser à ce point les femmes, tant le milieu de la musique est imprégné depuis toujours de culture du viol. Enfin si, ce qui est surprenant – et heureusement – c’est la réaction collective des médias et de la plupart des internautes, qu’ont provoqué ces deux évènements.

Un tollé salutaire et une dénonciation unanime, qui ont permis le retrait de la vidéo et de la chanson. Reconnaissons au moins ce mérite à ces deux idiots du village mondial qu’est Internet. Celui d’avoir mis en lumière le long chemin parcouru dans les esprits depuis la naissance du mouvement #metoo. Une évolution notable, qui rassure un peu quant à l’avenir et donne de l’espoir sur la manière dont les nouvelles générations s’émancipent progressivement des stéréotypes sexistes et prennent la mesure de l’influence délétère de cette objectification des corps.

Parce qu’il y a quelques années seulement, avant que des milliers de femmes et d’hommes ne prennent d’assaut les réseaux sociaux pour raconter leurs histoires et témoigner des violences sexuelles subies au cours de leur existence, avant que cet élan de solidarité et de sororité ne change durablement la donne et que la prise de parole ne devienne la norme : quiconque aurait osé relever le caractère abject de ces publications aurait immanquablement été traité.e de “pisse-froid”, de “peine-à-jouir” ou de “bien-pensant à la pudeur liberticide”.

Il y a quelques années, quiconque aurait osé relevé le caractère abject de ces publications aurait immanquablement été traité.e de “pisse-froid”.

Publicité

On aurait probablement mis en avant l’humour irrévérencieux et la gauloiserie pour l’un, la licence poétique et le charme de la transgression pour l’autre. Et on en serait resté là. A regarder deux pseudos artistes se pignoler sur leur talent à déshumaniser les femmes. Et si vous pensez qu’on exagère, si vous croyez que la culture du viol n’est qu’un concept abscons hérité du féminisme radical outre-atlantique qui n’a pas lieu d’être sous nos latitudes, on vous invite à écouter ce qui se faisait dans la variété française au cours du demi siècle précédent. Attention, ça pique.

D’abord il y a notre notre Bob Dylan national, Maxime Le Forestier, qui entre deux-allers retours à San-Francisco chantait son émotion d’initier une jeune fille de 15 ans à la sexualité : “J’ai mis de la vie dans le corps transi d’une poupée de porcelaine / Un peu démodée, trop bien élevée, vêtue de lin, vêtue de laine. / Elle avait quinze ans, l’âge où les enfants ne s’amusaient plus avec elle. / Je suis adulte, je suis inculte, je ne sais rien de la marelle.”

Publicité

Super inspiré de faire rimer “elle” et “marelle” dans un morceau qui est censé parler de passion amoureuse. Vraiment. On n’a rien fait de mieux pour stimuler la libido qu’un jeu de cour de récré. Sinon il y avait aussi : “bas résille” et “partie de billes”. Ou “saute mouton” et “pince tétons”.

Mais il faut dire qu’à côté du champion toute catégorie du malaise – Serge Gainsbourg – Le Forestier fait figure de petit joueur. Le mauvais génie de la chanson française bénéficie encore d’une hallucinante complaisance de la part des médias et de toutes les critiques musicales. Régulièrement célébré pour l’ensemble de son oeuvre, quiconque se risque encore aujourd’hui à critiquer sa misogynie bas du front (on se souvient de ses insultes sexistes envers Whitney Houston et Catherine Ringer, qui ont fait les beaux jours de nombreux bêtisiers, quand bien même il a menacé la seconde d’une baffe), l’humiliation faite à France Gall qui ignorait tout du double-sens des Sucettes ou sa chanson crypto-incestueuse avec sa fille Charlotte, sera taxé de censeur et dangereux porte-drapeau du politiquement correct. Eh oui, Gainsbourg était un artiste talentueux. Mais Gainsbourg était aussi un vieux con libidineux, dépassé par sa propre époque.

Serge Gainsbourg bénéficie encore d’une hallucinante complaisance de la part des médias.

Publicité

Sinon vous avez aussi le triple combo racisme, misogynie et négation du consentement avec deux superbes exemples de fétichisation des personnes racisées. D’abord du côté du chanteur Antoine, qui lorsqu’il ne prenait pas la mer, naviguait lui aussi dans les eaux troubles de la culture du viol, réhaussée d’une pointe de fantasme colonial indécent : “Je l’appelle Cannelle parce que son corps est bronzé /Je l’appelle Cannelle parce que ses cheveux sont dorés /Si je ne l’ai pas présentée à mes parents / C’est parce qu’elle n’a que quinze ans”. Mais également avec Julien Clerc, qui invitait en 1984 des tas de gens à “mater (sa) métisse” chez elle. Une chanson estivale, légère et entraînante qui raconte donc l’histoire d’un type qui exhibe sa voisine sans son consentement, et moyennant paiement.

Publicité

Plus récemment maintenant, et parce qu’on risque de nous rétorquer que ces exemples sont terriblement datés, on a Etienne Daho en 1996, avec des paroles qui laissent pour le moins songeur : “Mon ballon d’oxygène, tu me plais / Car tu me touches beaucoup / J’aime tes fruit’s défendus / Ton cul haut perché / Comme ces statues africaines / Mon petit trésor à moi / Je suis ton sugar daddy / Et tu viens d’un pays où les p’tit’s rois et les p’tites reines / Ont un p’tit blème / Avec la morale chrétienne antédiluvienne”. Mais également Garou, qui, non content de vivre une grande passion avec une ado de 14 ans dans la chanson “Criminel”, lui reproche d’être une vile tentatrice à cause de laquelle il finira sa vie en taule (“On dirait qu’elle sort des jupes de sa maman / On croirait qu’elle n’a jamais eu d’amant/ Mais méfiez-vous de la femme-enfant / Méfiez-vous de ses quatorze ans / À cause d’elle / On m’appelle criminel”)

Voilà, c’est avec ces chansons que nos parents – et pas mal d’entre nous aussi – ont grandi. Des morceaux qui célèbrent la sensualité des collégiennes, l’érotisme d’une soi-disant innocence virginale qui dissimule une duplicité lubrique, et normalisent surtout l’emprise des adultes sur les corps des femmes et des enfants. Et encore, on vous a épargné les dizaines de tubes anglo-saxons du même acabit. Cela ne veut pas dire qu’il faut envoyer au bûcher tous les artistes d’une époque au cours de laquelle ce type de comportements était tristement banalisé.

Il faudrait bien prendre la mesure du nombre de trucs ignobles avec lesquels il a fallu composer avant que la parole ne se libère.

Publicité

Mais si on reproche aujourd’hui injustement aux féministes de faire feu de tout bois, de vouloir censurer à tours de bras et de mettre en péril la liberté d’expression, il faudrait peut-être aussi se demander d’où l’on part. Et bien prendre la mesure du nombre de trucs ignobles avec lesquels il a fallu composer avant que la parole ne se libère. Du bourbier infâme dans lequel les victimes ont pataugé durant des siècles avant d’ouvrir enfin les vannes. De la manière dont on a encouragé jusqu’à très récemment encore, sous prétexte d’humour et de poésie, les artistes masculins à exprimer leurs désirs pour des pré-ados et jouir sans entrave des corps les plus vulnérables. Alors si aujourd’hui l’indignation de milliers d’internautes peut remettre un DJ boomer à sa place ou contraindre un musicien à renoncer à ses rimes de pointeur, tant mieux. Et pourvu que ça ne soit que le début !