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Cuisiner pour gérer l’anxiété : pourquoi se réfugie-t-on actuellement dans nos casseroles?
C’est la semaine dernière que j’ai réalisé que tout ça était grave. Dès que le déclic s’est fait, une pulsion m’est venue : il fallait que je cuisine. C’est la seule chose que je pouvais faire pour me calmer, une tonne de repas réconfortants. J’étais seule pour le week-end, mais qu’importe ! J’allais en donner à des amis et congeler le reste. Il-fallait-que-je-cuisine.
Un poulet entier, une soupe, des pâtes, un riz frit, un pot-au-feu, une croustade. J’ai passé deux jours à trancher, cuire et rôtir en écoutant les nouvelles. Une automate sur un étrange fond de décroissance imposée.
Une fois toutes les denrées apprêtées, je me suis mise à noter compulsivement mon travail. J’ai écrit le nom de chaque plat préparé et son nombre de portions sur un bout de papier. Une autre façon de m’occuper l’esprit, de me rassurer. Si je devais tomber malade, j’en aurais pour 13 jours d’autonomie alimentaire sans avoir à faire quoi que ce soit sauf partir le micro-ondes.
J’avais fait tout ce qui était en mon contrôle pour m’organiser un virus relativement doux. Je pouvais laisser aller l’angoisse, le reste ne m’appartenait pas.
J’ai enlevé mon tablier et me suis écrasée sur le divan pour retrouver les réseaux sociaux. Sur Instagram, des photos de comptoirs enfarinés. Sur Facebook, des partages de recettes. J’ai rapidement compris que plusieurs de mes amies avaient aussi eu le réflexe de se réfugier dans la cuisine et j’ai même vu à plusieurs reprises le mot-clic #stressbaking.
Qu’est-ce qui nous avait donc poussés à nous réfugier dans nos casseroles ? J’ai fait une petite recension de la littérature pour le découvrir.
Une prise de contrôle
D’après un sondage mené par l’Association américaine de psychiatrie, 40 % des Américains se sentaient plus anxieux en 2018 qu’en 2017. Ça fait beaucoup de stress supplémentaire et c’est en partie ce qui pourrait expliquer l’engouement actuel pour tout ce qui relève du self-care.
Parlant de self-care, en 2015, la compagnie Cake Angels a sondé les Britanniques et découvert qu’un répondant sur trois était plus stressé que cinq ans auparavant. Puis 80 % de ceux-là ont répondu avoir commencé à cuisiner pour réduire la pression ressentie !
Dans The Atlantic, Amanda Mull s’est intéressée à cette montée en puissance du stress-baking, dans les dernières années. Elle y avance une théorie de la journaliste culinaire Kat Kinsman, selon laquelle : « Les gens ont maintenant peur de dépenser de l’argent, en plus de se sentir comme de la merde. Cuisiner, c’est peu coûteux, c’est facile et c’est viscéral. »
En gros : en période d’instabilité, la cuisine est un safe-space évident.
En période d’instabilité, la cuisine est un safe-space évident.
Amanda Mull a également rencontré Alice Medrich, une autrice et experte de la pâtisserie. Selon cette dernière, alors que les emplois sont de plus en plus virtuels et abstraits, il est rassurant de renouer avec le travail manuel. Viennent un calme certain et une satisfaction dans le fait de créer quelque chose de A à Z pour soi et ceux qu’on aime.
D’ailleurs, une professeure en psychologie de l’Université du Massachusetts, Susan Whitbourne, a déclaré au Huffington Post que cuisiner peut être particulièrement utile pour les personnes qui ont de la difficulté à exprimer leurs émotions. Offrir un plat, c’est une manière de dire merci ou encore je t’aime à autrui.
Des feelings qu’il fait bon partager quand on a l’impression que le monde s’effondre…
Un moment de pleine conscience
En 2014, la psychologue Linda Blair s’est penchée sur l’impact de la pâtisserie sur notre bien-être, pour The Telegraph. Elle remarquait que dans un monde au rythme effréné, les biscuits nous obligent à prendre une pause et utiliser nos sens en pleine conscience : à sentir leur odeur rassurante, à tester leur texture, à admirer leurs pépites, à goûter leur réconfort.
Se dévouer entièrement à la tâche culinaire nous permet de se couper momentanément de la cohue. D’ailleurs, selon Philip Muskin, professeur en psychiatrie à l’Université Columbia, cuisiner nous permet d’être pleinement plongés dans le moment présent. Il n’est plus question du passé ni du futur, il s’agit d’être là, au complet. C’est quasiment d’ordre méditatif !
La créativité à la rescousse
« Être créatif, c’est une manière de composer avec le stress et cuisiner, c’est une façon simple de faire preuve de créativité sans quitter la maison », remarque pour sa part Jennifer R Baumer, autrice et pâtissière. En période de crise, l’acte a également pour avantage d’avoir un début et une fin. Selon elle, c’est rassurant de savoir vers où on s’en va. Peu importe le résultat, on est dans l’action et on a un plan (contrairement à certains politiciens, diront les mauvaises langues).
Une source de performance ?
Dans l’épilogue de son puissant essai Les tranchées, Fanny Britt explore son rapport à la pâtisserie et la manière dont sa maternité s’exprime à travers les gâteaux d’anniversaire qu’elle met tant d’énergie à créer pour ses fils. Des gâteaux qui encapsulent son amour, son dévouement, ses doutes et sa performance de mère.
Aussi sain soit-il, mon réflexe culinaire est-il uniquement dicté par ma gestion du stress ou ne s’inscrit-il pas également dans es idées bien trop solidement ancrées?
Puis moi, je ne peux pas m’empêcher de me demander : en cette période trouble, est-ce que je ne cherche pas inconsciemment à encapsuler mon amour, mais aussi ma performance de femme capable de tenir un foyer, dans chacun des plats que je prépare ? Est-ce que j’ai autant d’amis hommes qui se réfugient présentement dans leur cuisine ?
Aussi sain soit-il, mon réflexe culinaire est-il uniquement dicté par ma gestion du stress ou ne s’inscrit-il pas également dans des idées bien trop solidement ancrées ? Celles voulant que le care soit le lot des femmes, par exemple ?
Bref, je n’ai pas le temps d’y penser. Faut que je retourne à mes chaudrons.