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Cri du coeur d’un enseignant spécialisé en lycée professionnel

« Combien sont-ils réellement ces collègues bienveillants ? »

Par
Nono
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Professeur des écoles de formation, Nono* travaille depuis 13 ans avec des élèves en situation de handicap. Depuis 2013, il occupe un poste en lycée professionnel d’enseignant spécialisé, coordonnateur en ULIS (Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire) : c’est un dispositif qui accueille 10 élèves diagnostiqués avec des Troubles du Spectre Autistique (TSA) qui participent, selon leurs compétences mais surtout selon les capacités des collègues à s’adapter à l’autisme, aux différentes formations professionnelles proposées au lycée.

Il a voulu s’exprimer sur URBANIA France pour alerter sur la situation des lycées professionnels et des élèves qui y sont scolarisés, qu’ils soient handicapés ou non. Il nous avait écrit le mois dernier : « Le lycée professionnel reste l’angle mort de l’éducation nationale et tout le monde s’en fout (enseignants, journalistes ou autres classes sociales moyennes ou supérieures ne sont pas concernées car absents de ces établissements). Alors, si vous me faites une petite place sur votre site, j’en serai ravi ! » On a donc décidé de lui laisser la parole.

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Cher collègue,

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À l’école, au collège et au lycée, ça tangue pas mal ces dernières années, je veux bien te le reconnaître.

Dix ans de gel des salaires pour éviter de créer trop de vocations. Au moins autant d’années avec des réformes aussi successives qu’incohérentes. Un an qu’on assume la grande garderie nationale, nouvelle forme de dédain social ordinaire, en portant un masque toxique dans lequel on parle 6 heures par jour quand notre guide suprême n’est pas foutu d’y aligner trois mots sans s’y étouffer. Et terminer par six mois durant lesquels les réac-publicains ont dansé la farandole islamophobique avec le cadavre encore chaud de notre collègue Samuel Paty.

l’éternelle remise en question de la scolarité des élèves handicapés

J’ai commencé à travailler dans l’éducation nationale il y a presque 20 ans. En fait, j’y travaille depuis mes 3 ans mais, comme tout le monde, je n’ai pas été rémunéré les 17 premières années.

J’ai d’abord été pion en collège pendant deux ans puis je suis allé en classe préparatoire pour obtenir le concours d’instit’. Suite au concours, j’ai été en formation pendant un an avec un jour de stage par semaine en école maternelle. À l’issue de cette année, j’obtenais un poste dans l’enseignement spécialisé (le handicap) dans une école primaire de quartier populaire. Au bout de cinq ans dans cette école, je partais pour un poste en lycée professionnel pour accompagner dix élèves autistes dans leur scolarité et leur orientation professionnelle. J’y suis depuis maintenant 8 ans.

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Si je te parle de mon parcours, c’est pour te dire qu’une chose s’est répétée tout au long de ces années, en maternelle, en primaire, au collège et au lycée, chaque jour et dans presque chaque heure de cours : la remise en question de la scolarité des élèves handicapés.

Il y a souvent un premier argument à ce positionnement non seulement illégal (tu peux te référer à la loi du 11 février 2005 mais aussi au rapport de l’ONU de 2019 sur les droits des personnes handicapées) mais problématique sur le plan éthique : le manque de moyens.

Il faut se battre devant notre hiérarchie, nos gouvernants, devant la société toute entière pour exiger des moyens supplémentaires pour les élèves qui en ont besoin.

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Il est vrai que la transformation des services publics vers un objectif de réduction des coûts de fonctionnement et une rentabilité (sic) des investissements a des conséquences directes sur nos pratiques de classe : hausse des effectifs des classes pour compenser les effectifs réduits des classes de CP et CE1, réduction des budgets municipaux (pour les écoles), départementaux (pour les collèges) et régionaux (pour les lycées) pour l’achat de matériel pédagogique ou le financement de projets pédagogiques (classes vertes, projets artistiques ou scientifiques,…). Ces difficultés de moyens pèsent sur l’accueil d’élèves handicapés : effectifs trop importants pour mettre en place des aides individualisées, manque de financement d’outils pédagogiques adaptés (ordinateurs, logiciels, matériel ergonomique,…). Si l’on ajoute à cela le manque d’AVS (aide humaine) pour aider ces élèves dans leur scolarité, le tableau s’assombrit encore un peu.

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Il faut des moyens, c’est une évidence ! Seulement, ce ne peut être la condition de l’accueil des élèves handicapés dans nos écoles. Combien de temps de scolarité ont été amputés en fonction du nombre d’heures d’AVS disponibles en utilisant des arguments infects de culpabilisation des parents (« Ce n’est pas un lieu adapté pour lui », « C’est pour le protéger, vous savez ») ou de fausse empathie envers l’élève (« Ce serait plus adapté à ses capacités s’il ne venait qu’une heure le matin ») ? Remettre en question la présence d’un enfant dans une école sous prétexte d’un manque de moyens me paraît éthiquement indéfendable, et en contradiction complète avec le principe d’éducabilité. Il faut se battre devant notre hiérarchie, nos gouvernants, devant la société toute entière pour exiger des moyens supplémentaires pour les élèves qui en ont besoin. Mais nous ne pouvons à aucun moment faire peser ces manques sur les personnes elles-mêmes victimes : ce serait une double peine !

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L’autre argument qui revient souvent c’est celui l’inadaptation de l’enfant au milieu scolaire. Si un enfant, quel qu’il soit, n’arrive pas à apprendre et s’épanouir au sein d’une école, il me semble qu’une posture professionnelle serait de questionner le cadre dans lequel l’enfant est en difficulté.

Peut-être devrions-nous interroger nos pratiques plutôt que la présence des élèves mis en difficulté par ces pratiques.

Nous savons que les rapports aux apprentissages construits par l’école (interdiction de se tromper, soumission au savoir plutôt que construction de ce savoir) ainsi que la compétition scolaire (comparaison et classement avec les autres élèves) sont difficiles pour tous les élèves mais toxiques pour les plus fragiles. Peut-être devrions-nous interroger nos pratiques plutôt que la présence des élèves mis en difficulté par ces pratiques. Ces dernières années en lycée professionnel, j’ai plusieurs fois entendu des professeurs de français se plaindre de travailler avec des élèves qui ne maîtrisaient pas l’écrit et pourtant continuer à leur donner des textes et des demandes de production écrites auxquelles ils ne pouvaient répondre. Sans jamais se demander si leur travail ne consisterait pas plutôt à leur apprendre les bases qui leur manquaient…

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Dans les différents échanges avec des collègues enseignants, j’ai aussi beaucoup entendu le manque de formations proposées pour favoriser l’accueil de ces élèves handicapés. Il est vrai que le thème du handicap lors de la formation initiale des enseignants doit se cantonner à une conférence de 3 heures résumant l’histoire du handicap à l’école, la loi de 2005 et les grands textes officiels de cadrage du ministère. Avec quelques pistes pédagogiques si on a le temps en fin de conférence.

J’ai proposé des temps de formation sur l’autisme ou le handicap mental au sein des établissements où j’exerçais. Presque personne n’est venu.

Mais ce n’est pas une excuse. Il existe des supports de formation proposés par l’éducation nationale. J’ai informé les collègues de ces contenus comme j’ai proposé des temps de formation sur l’autisme ou le handicap mental au sein des établissements où j’exerçais. Presque personne n’est venu, ou bien ceux déjà informés ou sensibilisés par des vécus personnels, familiaux. Parce que cette histoire de manque de formation est un alibi fallacieux : tant que tu n’es pas formé, tu as l’excuse de l’ignorance.

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Mon cher collègue, sache que les personnes concernées se forment seules, avec des vidéos et des conférences en ligne, des podcasts et des bouquins. Parce qu’elles n’ont pas le choix ! Et finalement, toi non plus. Comme tu le fais pour rester informé sur ta discipline, sur les programmes, sur les examens, comme l’exige ton statut de cadre de la fonction publique, tu te dois de t’informer sur les problématiques liées à ton métier, et le handicap en fait partie aussi.

Pourtant, souvent, au lieu de t’informer et donc de te former sur les dyslexies, dysgraphies, dyspraxies, sur l’autisme, la trisomie, les troubles de l’attention, l’infirmité motrice cérébrale, les troubles visio-spaciaux, les prosopagnosies, les troubles auditifs ou visuels : tu préfères remettre en question la place de l’élève avec qui tu n’y arrives pas.

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Le temps de scolarisation en IME y est souvent de 6 heures par semaine maximum (au mieux, cinq fois moins de temps qu’à l’école), non pas comme il est souvent dit pour respecter le rythme de la personne ou tenir compte des soins médicaux mais pour des raisons de budget. Mais surtout parce que tout le monde se fout de ces endroits et des personnes qui y sont enfermées. Ces IME et autres foyers de vie pour adultes ne ferment pourtant pas, malgré les demandes pressantes de la rapporteuse des Nations Unies. Il n’y a plus de créations de places mais comme ces institutions existent quand même, elles sont la preuve qu’un autre endroit est préférable à l’école pour certaines personnes handicapées, peut-être pas assez productives scolairement aux yeux de la communauté enseignante.

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Alors, parfois, quand tu ne peux pas remettre en question la place de cet enfant sous prétexte de son handicap, tu peux essayer de jouer au docteur, remettre en question un diagnostic ou les aides apportées. Entendues dans un conseil de classe, une réunion pédagogique ou lors d’une réunion annuelle pour un élève en situation de handicap :

« Il a surtout un gros poil dans la main et ne se relit pas assez pour se corriger », de la part d’un professeur de français de collège en conseil de classe à propos d’un élève diagnostiqué dyslexique.

« On me parle de handicap mais je trouve qu’elle se cache derrière cette étiquette pour ne pas faire d’efforts », de la part d’un professeur des écoles en réunion.

« Il a un ordinateur pour écrire. C’est vrai que c’est plus facile pour le lire mais je lui demande quand même d’écrire pour les évaluations. Il en est capable », de la part d’une professeure de sciences en lycée professionnel.

« Je refuse qu’il y ait un robot dans ma salle qui filme mon cours », à propos d’une élève hospitalisée pour un cancer en phase terminale et qui demandait à suivre les cours à distance.

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« Il a une AVS pour lui lire les consignes écrites et pour reformuler s’il ne comprend pas. Mais ça me gêne car je ne sais pas si son AVS ne lui souffle pas les réponses », de la part d’un professeur d’atelier professionnel lors d’une réunion en présence de l’élève, de sa famille et de l’AVS concernée.

Cher collègue, dis-toi qu’un diagnostic est médical et que les aides apportées à une personne handicapée sont des droits obtenus suite à des demandes justifiées et argumentées. Alors, comme aucun médecin ne se permet de remettre ouvertement en question ta progression annuelle d’histoire, tes choix d’œuvres littéraires, de frises chronologiques ou de documents scientifiques d’étude, tu ne devrais te permettre aucune remise en question des droits et des diagnostics.

Il y a, dans la communauté enseignante, un gouffre entre ce que l’on croit faire, ce que l’on croit être et ce que l’on fait, ce que l’on est effectivement.

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Et encore moins pour relativiser les besoins d’un élève parce qu’un autre serait plus en galère que lui. Il y a effectivement des élèves et des familles qui n’arrivent pas à obtenir les aides auxquelles elles ont besoin, souvent pour des raisons administratives et financières (si la demande d’AVS arrive trop tard dans l’année, il n’y a plus de budget pour les recruter). Mais jamais un élève bénéficiant d’une AVS ne peut en être privé pour aider un autre élève dont tu aurais estimé les besoins supérieurs, ou simplement parce que tu aurais estimé cette aide humaine inutile.

https://twitter.com/SandrineCaroff/status/1227909149071224834?s=20

Maintenant que j’ai accumulé les reproches envers notre corporation, tu dois vouloir me dire que le tableau dressé est noir et qu’il y a quand même des progrès, des réussites, que je ne peux pas remettre en cause. C’est vrai, mais j’ai l’impression qu’il y a, dans la communauté enseignante, un gouffre entre ce que l’on croit faire, ce que l’on croit être et ce que l’on fait, ce que l’on est effectivement.

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Comme toi sans doute, je suis entré dans l’éducation nationale avec l’ambition d’enseigner à tous et toutes, de réduire les inégalités sociales, d’émanciper les élèves et de les aider à se construire une pensée puis un avenir. Sauf que l’école, comme les agents qui y travaillent, ne réduit pas les inégalités : les enquêtes, notamment de la très néolibérale OCDE, montrent que nous les accentuons, que nous les construisons même.

Alors que nous nous renforçons narcissiquement et quotidiennement de ce fantasme d’agent émancipateur, la réalité statistique nous montre que c’est, en fait, tout l’inverse. Nous installons dans les classes, plus ou moins consciemment, les premiers classements de valeurs en fonction de la classe sociale, de l’origine géographique ou culturelle, de l’efficacité de chacun, de ses compétences, de sa future productivité, de son profil estimé soit manuel soit intellectuel, soit littéraire soit scientifique.

Nous incitons à la normalisation des attitudes, à l’obéissance inconditionnelle à un pouvoir incontestable même quand il est violent (toi et moi, nous savons la violence physique ou symbolique exercée impunément par certains collègues), nous transmettons des savoirs académiques mettant en évidence des figures littéraires, scientifiques, historiques presque uniquement occidentales, masculines et valides, un regard et des savoirs ethnocentrés relativisant les cultures et l’altérité. C’est tout le paradoxe de ces établissements où il est écrit « Liberté, égalité, fraternité » sur les frontons, mais où on y observe des classes en rang, des exigences d’obéissance, de silence plutôt que d’échanges, des classes à option et des filières inégalitaires, des fiches de comportement à faire viser en fin de cours, des phrases destructrices (« bons à rien », « si c’est pour dire ça, tu ferais mieux de te taire », « tu écris n’importe quoi », « ne sait pas réfléchir », « devrait réfléchir à sa place dans cette classe ») et des chasses à l’enfant en période de crise.

Dans le domaine du handicap, comme pour les autres formes de discriminations, pas sûr que l’on se situe collectivement dans le camp de l’émancipation.

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Je te rappelle que des gosses sont allés en garde à vue suite à des dénonciations d’enseignants durant l’hommage à Samuel Paty. Des enfants, derrière des barreaux, dénoncés à la police par des enseignants, des chefs d’établissement, des personnels de vie scolaire. Dans le domaine du handicap, comme pour les autres formes de discriminations, pas sûr que l’on se situe collectivement dans le camp de l’émancipation.

Je me questionne parfois. Je croise bien sûr des collègues impliqués, bienveillants, tentant de mettre en place des pédagogies adaptées à tous leurs élèves, essayant d’installer une ambiance de classe et un rapport au savoir serein malgré les difficultés matérielles et les injonctions institutionnelles lunaires, collaborant avec les élèves eux-mêmes, leurs familles, échangeant quotidiennement avec les AVS. Combien sont-ils réellement ces collègues bienveillants, ceux qui retournent la violence et les injonctions paradoxales de notre institution à l’institution elle-même et pas aux élèves ? Ceux qui accueillent inconditionnellement dans leur classe les élèves handicapés, migrants, issus des communautés des gens du voyages, des romanis ou des communautés qui y sont associées, ceux qui mettent le principe d’éducabilité au-dessus de tout, ceux qui mettent en place tous les aménagements nécessaires à la réussite de chaque élève, ceux qui maîtrisent la différence entre égalité et équité, ceux qui ne remettent jamais en cause la place d’un élève quel qu’il soit ?

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« Il y a aussi des poissons volants mais qui ne constituent pas la majorité du genre », disait Jean Gabin dans Le Président, le film de Verneuil. Et si l’exception devenait la règle ?

*Utilisation d’un pseudonyme.