.jpg)
Costanza Spina : « La pensée queer, c’est regarder le monde avec amour »
La première fois que j’ai lu un manifeste, c’était celui du surréalisme. Et puis celui de Preciado, bien plus tard, avec son Manifeste contra-sexuel. J’attendais avec impatience de recevoir celui de Costanza Spina, Manifeste pour une démocratie déviante : amours queers face au fascisme publié aux Éditions Trouble. J’avais hâte parce que, connaissant brièvement son parcours (iel a grandi en Italie jusqu’à ses 17 ans, avant de décider de quitter son pays en fuyant le conservatisme du régime de droite en place), je savais que son discours me toucherait à plusieurs égards. En tenant son ouvrage dans mes mains la première fois, j’avais peur de le froisser ou de le salir… Comme s’il était précieux et qu’il fallait s’y plonger avec précaution. Je ne me suis pas trompée.
« Je savais parfaitement, dès ma naissance, qui j’étais et j’en étais très satisfait.e. J’étais l’être mythologique de mon livre de chevet, l’animal sauvage, l’enfant sans lois, j’étais les éléments et les arbres. J’étais queer. Je ne voulais être rien d’autre que ce tout, parce que mon cœur était capable d’accueillir cette totalité sans se poser aucune question. »
Le ton est donné. Il ne m’a fallu que quelques minutes, après la lecture de l’introduction, pour comprendre que j’avais affaire à un bijou d’audace, à une bombe manuscrite qui nous hante et se propage durablement après en avoir fait une première lecture. Oui, parce que c’est un livre qu’on lit et relit, dans le désordre si le cœur nous en dit, et même en bribes.
Par curiosité, j’ai aussi fait lire le début du manifeste à ma mère de 70 ans (qui découvre à peine le mot queer), elle a fondu en larmes au bout de 2 pages. Sa réaction a confirmé mon intuition: c’est un texte qui prend aux tripes et qui tombe à pic dans le contexte actuel.
Ce passage en particulier l’a énormément touchée, sûrement parce qu’il lui a rappelé ce que son propre enfant (moi, coucou) avait pu vivre en France, il n’y a pas si longtemps : « Au nom de quoi une créature heureuse et sûre d’elle, pacifique et joyeuse, a-t-elle été frappée, mise à l’écart, humiliée et ostracisée dès son enfance ? Le monde dans lequel je vivais n’était pas seulement trop étroit pour moi, mais hostile et violent, dangereux pour ma survie, envoûté par des idées noires et tyranniques. »
C’est donc avec une joie non dissimulée que j’ai eu la chance de m’entretenir sur Zoom avec Costanza Spina. Entrevue fleuve et queer.
Qu’est-ce qui t’a poussé.e à écrire un manifeste ?
J’aime le côté pratique du manifeste. Pour moi, ce n’est pas quelque chose de lyrique, c’est vraiment l’idée de concevoir ce livre est comme une boîte à outils. On peut le lire dans le désordre avec des chapitres pas très longs qui te donnent des outils de réflexion. Par exemple, dans la première partie du livre, je propose des outils pour répondre aux attaques récurrentes et infondées sur des thématiques comme le wokisme (j’essaie de prouver que ça n’existe pas), la lutte contre le communautarisme, l’universalisme républicain, le lobby lgbt, etc. J’espère vraiment que ce manifeste va donner envie de lutter, de susciter une forme d’empathie, c’était aussi une nécessité pratique et politique pour moi d’écrire cet ouvrage.
D’après toi, de quels outils manque-t-on pour faire face aux fachos en tant que personnes queers à l’heure actuelle ?
D’abord, je tiens à rappeler que je parle de mon propre vécu en tant que personne blanche européenne, donc je ne suis pas représentative/f de toutes les expériences. Ceci étant dit, le premier outil dont on manque, en tant que personne queer, c’est le langage, et notamment pour nommer nos adversaires. Souvent, dans la communauté queer, on ne sait pas forcément qui sont nos adversaires.
« Il faut utiliser les vrais mots : Marine Le Pen est une fasciste, Giorgia Meloni est une fasciste »
Ces dernières années, on a perdu du temps à se battre entre nos différentes communautés et à être dans des luttes intestines un peu flemmardes. S’en prendre à des gens queers et précaires parce qu’ils ont utilisé les mauvais pronoms, ce n’est pas très intéressant… Il vaut mieux mettre son énergie et son temps à se battre contre toute cette fachosphère qui monte et qui est déjà au pouvoir, un peu partout dans le monde. J’ai l’impression qu’on ne se bat pas contre elleux parce qu’on ne voit pas la connexion entre le fascisme et les queers. Pourtant, on dénonce l’extrême droite tout le temps mais on a du mal à se dire que ce sont elleux nos vrais ennemis. Je pense qu’il faut utiliser les vrais mots : Marine Le Pen est une fasciste, Giorgia Meloni est une fasciste, etc. Il faut le dire. Nous priver du langage, c’est la première étape pour nous silencer. Si je ne peux pas nommer ce qui me fait du mal, je ne peux pas non plus me battre contre.
Marine Le Pen ou l’extrême droite bientôt au pouvoir en France, tu y crois ?
J’ai quitté l’Italie fasciste de Berlusconi et quand je suis arrivé.e en France, il y avait La Manif pour tous… La France devenait comme l’Italie, un pays où le fanatisme d’extrême droite était dédiabolisé au détriment de vies, les nôtres, qui comptaient moins que les leurs. En réaction, j’ai décidé de lancer mon média Manifesto 21 en me disant aussi que c’était inutile de fuir puisque les fachos étaient partout, au final. L’extrême droite a déjà gagné, Marine Le Pen aussi avec ses 89 députés à l’Assemblée Nationale, c’est une belle victoire. On est déjà en guerre contre l’extrême droite. C’est pour ça que je dis parfois que mon livre arrive tard vu le contexte dans lequel on vit.
Comme je l’écris dans le manifeste, il nous faut comprendre qu’autoritarisme, néolibéralisme, fascisme et capitalisme sont liés et cohabitent dans nos sociétés : ce n’est pas une contradiction mais une suite logique. Les virages autoritaires des gouvernements Macron, exerçant bien souvent leur pouvoir par la force et l’usage du 49.3 27, sont la synthèse de l’hybridation entre néolibéralisme et autoritarisme. Donald Trump et Silvio Berlusconi incarnent à la perfection cette fusion entre l’ultra-libéralisme, le culte de la célébrité, la société du spectacle et l’autoritarisme machiste. Nos cerveaux ont été bercés jeunes par ce type de modèles, qui ont forgé des sociétés et des gouvernements mélangeant entertainment, ultra-capitalisme et extrême droite.
Et que faire de nos peurs ? Comment les transformer en moteurs ?
Il ne faut pas avoir peur. Si la fachosphère s’acharne autant contre la pensée queer et féministe, et qu’on arrive quand même à tenir tête, c’est qu’on a les moyens de gagner et de faire changer les choses. Mais il faut s’allier et s’organiser. Il ne faut pas attendre que la grâce divine tombe sur nous. Il faut aussi soutenir les médias indépendants comme Manifesto 21, URBANIA, Censored, XY, Antidote, etc. Ce sont les seuls qui vont contre la fachosphère ! Il faut les aider. Et puis, il faut que la gauche française baigne dans la théorie queer, c’est la seule façon de faire renaitre ce parti. Sans parler du fait que les queers doivent s’organiser en dehors de la politique pour créer leurs propres municipalités radicales.
Comment faire en sorte que dans nos sociétés, « toutes les vies finissent réellement par compter », comme tu l’écris dans ton manifeste ?
C’est une énorme question. Une fois qu’on aura adopté un regard amoureux et connecté au vivant, même si ça fait mal de réaliser où on en est, ça fera une différence. On peut agir à notre rythme. Il faut développer une intégrité intérieure: si nos propos ne sont pas suivis d’une action, ils ne servent à rien. Il faut faire ce qu’on dit. Et il faut vraiment arrêter d’avoir la trouille dans la communauté queer. Il faut y aller, il faut agir. Tant que nous ne deviendrons pas nous-mêmes à l’image du monde que nous aimerions voir autour de nous, nos paroles se perdront dans le vent.
Quels sont les messages clefs que tu cherches à faire passer ? Ou peut-être les mots clefs ? La queerness, l’amour, l’adelphité ?
Oui, tout ça ! La notion de queerness est très importante. Chaque lecteur.trice peut réfléchir à ce que représente la queerness pour iel et à quel moment des comportements fascistes ont pu leur faire du mal. À quel moment la culture fasciste a pu nous faire sentir étrange ou monstrueux.se ?
La démocratie aussi est un mot-clef. D’autant que le mot est très absent de nos combats queers, je trouve. On ne se rend pas compte qu’on rentre dans des systèmes autoritaires. Il faut réenchanter la démocratie et en reparler. Mais aussi dire que la démocratie queer peut exister, c’est très important.
Enfin, l’adelphité, évidemment. On a besoin de sororité et d’arrêter d’être dans cet individualisme promu par les réseaux : même les militants aujourd’hui sont individualistes. Kai Cheng Thom en parle d’ailleurs très bien dans I hope we chose love : il faut lire ses livres.
Quel chapitre de ton manifeste te tient le plus à cœur et pourquoi ?
Celui sur la justice intracommunautaire. La justice c’est le point de départ du livre, très tôt je me suis intéressé.e aux violences intracommaunautaires qui déchirent les communautés. Je trouvais que la façon dont les queers répondaient à la violence n’était pas très différente de celle de l’État au final (ndlr, réponses punitives et carcérales). Après réflexion, je me suis dit: si on a la même notion de justice qu’Eric Zemmour, en quoi sommes-nous différents ? Si notre but final est d’arriver à une société plus juste mais qu’on a une vision de la justice similaire à celle de nos adversaires, en quoi sommes-nous révolutionnaires ? Ce que je veux dire c’est que nous devons trouver nos propres formes de justices.
Que dire aux gens qui ne croient pas en l’amour ? Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ?
C’est une bonne question… On me reproche parfois le fait que mon propos soit naïf à ce sujet. Mais on a une vision de l’amour qui est seulement liée à notre intimité et à notre expérience personnelle, mais je ne parle pas de ça. Pour moi, la meilleure façon de croire en l’amour, c’est d’agir. L’amour c’est une pratique quotidienne, c’est un gaze/un regard, c’est comment on décide de regarder le monde. D’autres l’ont dit bien avant moi ! L’amour c’est des choix assumés. Tout comme le fascisme n’est pas un régime mort et enterré, mais une façon de voir le monde. C’est une culture, un héritage qui a pénétré jusque dans nos intimités, aidé par ses armes et filiations : le capitalisme et le patriarcat. Le fascisme est aujourd’hui l’idéologie majoritaire au sein de démocraties en détresse. L’amour, quant à lui, possède la capacité de soigner et de pousser plus loin la démocratie.
Qu’est-ce qu’on dit aux gens pour leur donner envie de lire ton livre ?
On est toustes concerné.e.es par la pensée queer puisque c’est une pensée profondéement inclusive. Judith Butler définit le queer comme une identité fluide qui dépasse la sexualité ou le genre. La pensée queer, c’est regarder le monde avec amour et ça fait vraiment du bien. Tout le monde peut penser queer sans forcément l’être, et être allié.e.s de cette pensée. Si les personnes queers, pourtant opprimées et brutalisées en permanence, ne sont pas en train de matraquer des gens chaque soir, c’est la preuve que leur pensée et que l’amour qui en découle les apaisent. On est plus calmes et plus épanouis que nos adversaires politiques, il n’y pas photo. On est très crédibles ! Il faut croire en nous.
As-tu quelque chose à ajouter ? Un dernier message à faire passer ?
Les gens nous remercient déjà beaucoup pour ce livre et ça me surprend toujours. Pourquoi nous remercier ? Je pense qu’il y a beaucoup de jeunes personnes queers vraiment démoralisées qui se sentent très seules à l’heure actuelle. Ce livre est, en partie, pour elleux. Mon message principal est simple : ça va aller. Il ne faut pas considérer le fascisme et l’extrême droite comme un monstre géant, il ne s’agit pas d’aller combattre le dragon avec une épée. Il s’agit de faire sa part au quotidien avec des actions concrètes au calme, à son échelle. Il faut prendre soin de soi d’abord sans tomber dans des luttes trop frontales. Si on s’organise, on est plus forts. Et le monstre sera nettement moins effrayant, d’un coup.