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Conversation sucrée-salée avec une Sugar Baby parisienne
« Dans un contexte général de domination des hommes sur les femmes, les rapports entre les sexes ne constituent pas un échange réciproque de sexualité. Un autre type d’échange se met en place : non pas de la sexualité contre de la sexualité, mais une compensation contre une prestation, un paiement (en valeur économique, mais aussi bien en valeur-prestige, statut social, nom) contre une sexualité largement transformée en service. L’échange économico-sexuel devient ainsi la forme constante des rapports entre les sexes et structure la sexualité elle-même. »
Cette théorie développée par l’anthropologue italienne Paola Tabet, tirée de son essai La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, inspire beaucoup Amanda*, une Parisienne de 29 ans. La jeune femme travaille dans le domaine du bien-être et propose des soins à domicile.
Elle est également Sugar Baby.
When in Rome
On recule de 5 ans, Amanda vit à l’étranger. Elle constate alors que ses amies locales utilisent des sites comme SeekingArrangement pour faire des rencontres. « Les filles de mon entourage utilisaient ce genre de site comme on utilise Tinder. Dans le pays où je me trouvais, c’est très acceptable socialement que l’homme joue un rôle de pourvoyeur. C’est moins tabou qu’en France », explique la jeune femme au bout du fil. La promesse d’un site comme SeekingArrangement ? Offrir « un lieu de rencontre entre personnes attirantes et aisées, pour des relations mutuellement bénéfiques ».
« Quand on parle d’un “arrangement”, ça veut dire qu’en plus des invitations aux restos, des hôtels et des sorties, le Sugar Daddy te fait profiter de son mode de vie et il te soutien financièrement. »
Curieuse, la Parisienne décide de se créer un profil, qu’elle mettra quelque temps à utiliser. « J’avais envie de rencontrer des hommes alors je me suis dit “pourquoi pas”, confie Amanda, qui a alors ajouté des photos d’elle, une bio et complété les différentes sections du site. C’était nouveau pour moi, ce genre d’expériences. »
Au bout de quelques dates avec des Sugar Daddies potentiels, Amanda rencontre un homme qui lui plaît et avec qui elle passe du temps. « Il payait mon loyer et mes dépenses courantes, explique la vingtenaire. Quand on parle d’un “arrangement”, ça veut dire qu’en plus des invitations aux restos, des hôtels et des sorties, le Sugar Daddy te fait profiter de son mode de vie (ça peut être des soirées, des voyages, etc.) et il te soutien financièrement », précise-t-elle.
Les Rendez-vous de Paris
De retour en France, Amanda décide de continuer à utiliser la plateforme. « À Paris aussi, il y a des personnes aisées qui sont heureuses de soutenir les autres. Si je peux bénéficier d’un coup de pouce, pourquoi pas », se dit alors la jeune femme, qui a fait différentes rencontres en tout genre au fil du temps.
« Je pense que la clé est de s’écouter, d’être à l’écoute de ses besoins et de communiquer. »
Et elle est loin d’être la seule. En France, le site de rencontres SeekingArrangement compte plus de 170 000 utilisateur.trice.s actif.ve.s. Si l’on combine les États-Unis et le Canada, c’est plus de 16 millions de personnes qui utilisent la plateforme. En 2019, environ 250 000 étudiant.e.s canadien.ne.s bénéficient du site pour payer leurs études, près de 40 000 de plus que l’année précédente. De manière générale, SeekingArrangement compte 20 millions de membres à travers le monde dans 129 pays. Plus de 4,5 millions d’entre eux sont des étudiant.e.s.
Amanda, qui ne ressent aucune honte face à sa pratique, a expérimenté différents types de rapports au fil des années. « J’ai eu des relations plus engageantes, d’autres moins, certaines exclusives, d’autres plus ouvertes. Parfois, les hommes étaient impliqués dans ma vie, ils rencontraient certains amis. Mais d’autres fois, c’était plus des “bulles”. On se voyait de temps en temps, quand ça nous convenait. Je pense que la clé, comme dans toutes les formes de relations d’ailleurs, est de s’écouter, d’être à l’écoute de ses besoins et de communiquer», affirme la jeune femme. Il lui arrive également de fréquenter des gens via d’autres canaux, comme des applications de rencontres traditionnelles ou à travers des amis.
Au moment d’écrire ces lignes, Amanda est en relation avec un Sugar Daddy, avec qui elle entretient une relation exclusive. « Je pense par contre discuter de tout ça avec lui bientôt. Je ne sais pas si c’est le printemps ou le déconfinement ou les deux, mais je ressens le besoin d’ouvrir mes horizons », avoue la Sugar Baby en riant.
L’hypergamie: le riche mariage d’amour
Si le terme « hypergamie » est encore peu employé, il dépeint néanmoins une réalité bien connue. En effet, l’hypergamie désigne le fait d’avoir un.e conjoint.e dont le niveau social est plus élevé, ou de préférer, voire rechercher des alliances avec un.e conjoint.e de statut plus élevé.
À voir la popularité grandissante des plateformes comme SeekingArrangement, on peut effectivement constater que de nombreuses personnes, majoritairement des jeunes femmes, recherchent un partenaire qui leur permettra de faire de beaux voyages, de s’attabler aux plus belles tables gastronomiques, de porter des vêtements griffés, etc.
« L’hypergamie désigne le fait d’avoir un.e conjoint.e dont le niveau social est plus élevé, ou de préférer, voire rechercher des alliances avec un.e conjoint.e de statut plus élevé. »
« Personnellement, ça m’apporte une stabilité financière », explique Amanda, qui insiste cependant sur le fait qu’elle a éprouvé des sentiments de tendresse et même d’amour, dans une certaine mesure, pour tous les Sugar Daddy qu’elle a fréquentés. « Ça me permet aussi de rencontrer des gens que je n’aurais jamais rencontrés autrement. Comme ce sont souvent des hommes qui ont des postes assez élevés, des entrepreneurs aguerris, ils peuvent me donner des conseils de business. Ça crée de belles discussions sur la réussite, l’ambition, les objectifs de carrière, je trouve cela très enrichissant », ajoute celle qui affirme avoir des convictions politiques plutôt à gauche.
Quand on la sonde sur le concept de l’hypergamie, Amanda est assez formelle. « Je ne me vois pas forcément faire ma vie, me marier avec un homme qui a un profil de Sugar Daddy », explique la Parisienne, qui a d’ailleurs déjà reçu une demande en mariage de la part d’un homme rencontré sur la plateforme. À l’époque, elle se trouvait trop jeune et considérait avoir encore des choses à vivre, elle a donc refusé la proposition. « Pour moi, la connexion émotionnelle et intellectuelle est plus importante que l’argent, surtout à long terme. Je dirai donc que je suis ouverte, mais ce n’est pas un impératif pour moi de faire ma vie avec un homme qui a beaucoup d’argent et qui a un statut social plus élevé », ajoute celle qui provient d’une famille plus aisée d’un côté et plus modeste de l’autre.
« J’ai du mal avec les termes “Baby” et “daddy” […] Ça renforce un imaginaire incestueux et une certaine logique de prédation, de passivité féminine et de domination masculine »
Quand on pense à une relation Sugar Baby et Sugar Daddy typique, on envisage souvent une femme très jeune avec un homme plus vieux. Selon les données de SeekingArrangement, l’âge moyen d’un.e Sugar Baby est 23 ans et de 36 ans pour le Sugar Daddy. « C’est vrai que le statut social élevé, la réussite financière a souvent, pas toujours, mais souvent, un lien de corrélation avec un âge plus avancé », constate Amanda, qui a fréquenté des hommes de tous âges, de la jeune trentaine à nettement plus vieux qu’elle. « D’ailleurs, j’ai beaucoup de mal avec les termes “Baby” et “Daddy”, pour désigner les protagonistes de ce type de relation. Ça renforce un imaginaire incestueux et une certaine logique de prédation, de passivité féminine et de paternalisme masculin, que je n’encourage absolument pas. »
L’appareil à sous, l’appareil à soupirs
Bien qu’elle se considère chanceuse d’être majoritairement entourée de gens qui ne jugent pas son mode de vie, Amanda est bien consciente que la société stigmatise les femmes qui choisissent d’être Sugar Baby. « Je me sens intellectuellement très près de certaines théories féministes qui s’intéressent au travail invisible des femmes, explique la jeune femme. Dans notre société patriarcale, les femmes sont encore très souvent réduites à leur rôle d’épouse, de mère, de reproductrice, de donneuse de soins (care) et tout ce travail n’est jamais rémunéré. Pour moi, il y a quelque chose de très empowering dans le fait de poser des conditions très explicites en entamant ce type de relation et d’en tirer des bénéfices financiers et sociaux. Tout comme les Sugar Daddy en tirent des bénéfices, d’ailleurs. »
« Il y a quelque chose de très empowering dans le fait de poser des conditions très explicites en entamant ce type de relation et d’en tirer des bénéfices financiers et sociaux. »
Aux yeux d’Amanda, être une Sugar Baby en pleine possession de ses moyens tient donc davantage de la reprise de pouvoir, dans une société où les inégalités matérielles qui persistent entre hommes et femmes côtoient les plafonds de verre.
Mais une question demeure et continue de diviser. Les Sugar Baby sont-elles des travailleuses du sexe ? « Ce n’est pas à moi d’en juger ni de trancher, surtout que c’est une question très complexe », répond Amanda, en prenant le temps de bien peser ses mots de l’autre côté du combiné (et de l’Atlantique). « Si on se reporte encore une fois à certaines théories féministes, comme celles de Paola Tabet, les rapports de domination genrés dans une société patriarcale sont tellement plus complexes et flous que ça. Certaines femmes épousent implicitement des hommes pour leur argent et leur statut social sans pour autant être considérées comme des escortes aux yeux de la société. Les épouses, les escortes, le sexe, l’argent, le pouvoir : sans mauvais jeu de mots, tout ça s’interpénètre. »
Et après tout, tout mariage n’est-il pas contractuel ?
*La personne nous a demandé de préserver son anonymat et son nom a été changé.