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Confinement et troubles psychiatriques: le cocktail explosif

Entretien avec Ghjuvanna, psychologue clinicienne à Bondy.

Par
Mathilde Nabias
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Minuit, mon portable sonne et me tire d’un rêve sombre. Avec le confinement, je n’ai plus l’habitude des appels tardifs. Groggy, je décroche. Au bout du fil, c’est Hannah* — en larmes. Depuis quarante-huit heures, elle n’arrête pas de pleurer, est assaillie d’appels, de messages, de mails d’insultes et de menaces de Julie*[1], une ex bipolaire. Elle m’explique qu’elle est entrée en phase maniaque. Ce qui se manifeste chez elle par une agressivité allant jusqu’à la violence physique. « Mais elle n’est pas suivie ? », je demande. Normalement oui, mais, avec le confinement, les structures psychiatriques sont presque à l’arrêt, et la plupart des consultations ont été annulées. Pour Julie, isolée, ne connaissant quasiment personne à Paris, Hannah est soudain devenue l’objet de son envahissement psychique. Je passe la nuit à la rassurer et convaincs une amie habitant pas très loin de chez elle de passer la voir.

Au matin, je m’interroge. Depuis des semaines, nous voilà enfermés pour nous protéger d’une maladie qui peut être mortelle. Mais nous sommes également coupés du monde, plongés dans une solitude aux effets potentiellement dévastateurs. Combien de Julie décompenseront au cours de ce confinement ? Combien d’esprits perdront pied, face à l’angoisse d’un corps qu’on ne touche plus, d’un visage qu’on ne regarde plus, d’une vie se délitant peu à peu ?

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Et l’appel d’Hannah me rappelle que si nous sommes tous atteints par cette réclusion forcée, les personnes souffrant de troubles psychiatriques sont les premières à en faire les frais. Je décide de contacter Ghjuvanna, psychologue clinicienne en hôpital de jour à Bondy, pour tenter de comprendre comment les structures psychiatriques encaissent le choc de la crise sanitaire. Tout de suite, elle corrobore ce que m’a dit Hannah : la pandémie a entraîné dès l’annonce du confinement la fermeture de l’hôpital de jour.

Les patients qu’elle suit sont des gens très « institutionnalisés » me dit-elle. L’hôpital de jour est le lieu où ils vivent, prennent leurs repas, tissent des sociabilités. La structure est essentielle pour leur équilibre : elle protège, structure le quotidien, rassure. « Certains patients chroniques sont à l’hôpital de jour depuis une trentaine d’années… Imagine le bouleversement de se retrouver d’un coup lâchés, seuls, en dehors de toute structure ! »

À Bondy, la première difficulté a été la réorganisation du service en un temps record. « Sans mesure de communication par l’ARS, tout cela s’est fait de manière totalement décousue. La fermeture du service et la redirection d’un certain nombre de soin vers l’EPS[2] de Ville-Evrard s’est faite en 48h. Au final, les patients ont été prévenus en même temps que nous. On n’a pas pu préparer l’annonce de la fermeture, ce qui est pourtant l’enjeu principal avec une patientèle psy. Il a fallu expliquer sans savoir, rassurer, alors que nous étions nous-mêmes sidérés et inquiets. Pour les patients, cette imprécision du discours a été une grande source d’angoisse. »

« On a fermé car nous ne sommes pas en capacité de protéger nos patients ! »

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Par ailleurs, elle ne décolère pas sur les raisons de la fermeture d’une unité pourtant essentielle au bien-être de patients souvent très isolés. « On a fermé car nous ne sommes pas en capacité de protéger nos patients ! » Faute de moyens, ils en sont à œuvrer avec le système D, pour assurer les permanences de l’hôpital. « Hier, la cadre a organisé un atelier pour apprendre à faire des blouses avec des sacs poubelles à partir d’un tuto Youtube. Effarant, non ? Si nous étions équipés, de masques, de blouses, si nous avions des équipes de nettoyage, on aurait simplement eu à adapter notre pratique avec des gestes barrières et le respect de conditions d’hygiène drastiques. » Car comme Julie, ses patients souffrent de troubles lourds — schizophrénie, psychose, dépression, troubles bipolaires — et développent fréquemment des pathologies secondaires causées par leur difficulté à prendre soin d’eux. Ainsi beaucoup sont fumeurs avec des insuffisances respiratoires, ou diabétiques, autant de facteurs de comorbidité du Covid-19. Ghjuvanna m’explique: « Ils ont du mal à être chez eux, à vivre seuls. Ça les met dans une situation d’incurie corporelle et psychologique qui les rend fragiles. »

Pour elle, cette fermeture est un énorme gâchis « qui va avoir des conséquences psychologiques dont on ne peut pas évaluer la portée. On a beaucoup d’inquiétudes, évidemment, sur la dépression et les troubles bipolaires. Et puis que dire du chamboulement que ça va créer dans les dynamiques familiales, souvent déjà très fragiles. On prendra conscience de tout ça après. »

Beaucoup se remettent à entendre des voix, font état de sensation de morcellement intérieur. Ils sont, plus que n’importe qui, mis en danger par le vide qui, dès lors, se remplit d’angoisse.

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Dans le présent, quel effet peut avoir une maladie somatique où il y a un risque important de mort pour quelqu’un de psychotique avec des angoisses morbides déjà très importantes ? « On n’en sait rien. On prévoit des décompensations chez les patients les plus fragiles, mais le traumatisme ne pourra être quantifié et analysé que dans l’après-coup. Comment réagit un cerveau dissocié à une catastrophe collective ? C’est l’inconnu. » Mais elle en remarque déjà les effets, souvent délétères. « Comme ce sont des patients très isolés de base, cette mise à l’écart par l’institution entraine une recrudescence des symptômes. Beaucoup se remettent à entendre des voix, font état de sensation de morcellement intérieur. Ils sont, plus que n’importe qui, mis en danger par le vide qui, dès lors, se remplit d’angoisse. Par ailleurs, ils vont osciller entre un sentiment d’abandon, à cause de la fermeture de l’hôpital de jour, et un sentiment de persécution, à cause de l’appel des soignants. »

Mais elle se dit étonnée, voire épatée, par la capacité d’adaptation de ses patients. « Je suis fière d’eux. Ce sont des gens pour lesquels le rituel est fondamental à leur stabilité. Ils chutent, angoissent, mais ils s’adaptent et, pour la plupart, finissent par trouver un nouvel équilibre. Je leur tire mon chapeau, vu comme ils sont considérés et ce qu’ils vivent ! »

N’ayant pas de portable professionnel, c’est elle qui téléphone à ses patients, en numéro masqué. « Je te laisse imaginer ce que ça peut produire pour les paranoïaques et ceux atteints d’un délire de persécution ! »

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Pour les aider à construire cet équilibre, l’équipe soignante met tout en œuvre pour assurer une continuité des soins. « Dans un premier temps, j’ai annulé toutes mes consultations, puis j’ai rappelé tous mes patients pour proposer un suivi téléphonique. Comme à l’hôpital de jour, on a défini avec les patients acceptant le suivi un cadre horaire régulier. Ça me semblait important. » Certains n’ont pas souhaité, « trop intrusif » me dit-elle, voire inquiétant d’avoir sa psy au téléphone. N’ayant pas de portable professionnel, c’est elle qui téléphone à ses patients, en numéro masqué. « Je te laisse imaginer ce que ça peut produire pour les paranoïaques et ceux atteints d’un délire de persécution ! »

Depuis plus de six mois, nous n’avons plus d’ASH[3], c’est nous, infirmiers et personnels de soin qui faisons le ménage…

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Mais d’autres sont très reconnaissants à l’équipe de maintenir ça. « C’est assez déroutant, mais aussi passionnant. La pratique change, le contenu des consultations aussi. Comme ils sont en dehors du regard, hors du champ du bureau, il s’effectue une forme de désinhibition pour certains. »

En parallèle, a été mise en place une permanence téléphonique et quelques patients en grande détresse sont reçus à la permanence de l’hôpital de jour. « Mais on ne peut en recevoir que deux ou trois dans la journée, pour avoir le temps de tout désinfecter. Depuis plus de six mois, nous n’avons plus d’ASH[3], c’est nous, infirmiers et personnels de soin qui faisons le ménage… La crise vient seulement augmenter la lourdeur du job, mais l’indigence de nos conditions de travail préexistait. Par exemple, nous travaillons sans lave-vaisselle, alors qu’en temps normal on sert une vingtaine de petits-déjeuners. »

« Qui mieux que les soignants peuvent savoir comment s’organiser ? Mettre en place les protocoles de soin ? Signifier les besoins humains et matériels ? »

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Malgré tout, elle tient à pointer les effets positifs de la crise sur la cohésion des équipes. Pour la première fois, les décisions sont prises de manière collégiale, par le bas. « Nous, ce qu’on demande, c’est de fonctionner comme ça en permanence. Qui mieux que les soignants peuvent savoir comment s’organiser ? Mettre en place les protocoles de soin ? Signifier les besoins humains et matériels ? » Un constat partagé par de nombreux professionnels de santé.

Elle réfléchit aussi à l’après, à la manière dont les soignants en psychiatrie pourraient apprendre de cette crise. « Nos patients sont évidemment des gens qui ont besoin d’un étayage pour s’insérer dans la société. Mais si on nous donne des moyens pour travailler avec des partenaires en dehors de l’hôpital sur un laps de temps plus long, je crois que beaucoup de gens pourraient davantage se détacher de la psychiatrie… »

Avant de raccrocher, je lui demande quelques conseils pour ceux qui vivent mal le confinement. « D’abord, il ne faut pas hésiter à téléphoner à son psy. Toute la profession a conscience de l’inquiétude que le confinement génère, les soignants sont très investis. Et puis ne pas hésiter non plus à sortir prendre un peu d’air et de lumière, garder contact avec le monde extérieur ! Enfin, aujourd’hui on a les moyens technologiques de conserver des liens avec nos proches, voir de les affermir, il faut en profiter. »

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Le soir, j’ai des nouvelles d’Hannah qui rigole au bout du fil. Elle est en train de faire une tarte pour dîner avec notre amie venue la voir au motif d’assistance aux personnes vulnérables. Oui, on a des moyens de communication, mais en ces temps troublés, rien ne remplace la chaleur humaine.

[1] Les prénoms ont été modifiées à la demande de l’intéressée.

[2] Établissement Public de Santé

[3] Agent de Service Hospitaliers