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Comment TikTok a mis l’industrie musicale à ses pieds

Quinze secondes à l'écran, toute une carrière pour l'artiste.

Par
Malia Kounkou
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« Je suis dans cette industrie depuis huit ans et j’ai vendu plus de 165 millions de disques et ma maison de disques dit que je ne peux pas sortir [ma nouvelle chanson] à moins qu’ils ne puissent simuler un moment viral sur TikTok. » Telle est la légende d’une vidéo postée le 22 mai par Halsey, artiste non binaire américain.e, sur son compte TikTok.

Et cet élan de protestation fait écho à de nombreux autres. « Le label me supplie pour des “tiktoks lo-fi” alors voilà. Svp envoyez de l’aide », pourra ainsi être lu en dessous d’une publication récente de la chanteuse britannique Florence + The Machine sur la plateforme. « Je me suis fait gronder aujourd’hui pour ne pas avoir fait assez d’effort [sur TikTok] », écrira une autre chanteuse britannique, FKA Twigs, par-dessus sa mine exténuée.

l’influence grandissante de TikTok sur l’industrie musicale en change toute la dynamique interne.

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De simple application mobile proposant de courtes vidéos de divertissement en tout genre, il semblerait donc que TikTok soit devenue une étape obligatoire dans la carrière des artistes, qu’ils ou elles le veuillent ou non. « Tout est marketing, déplore Halsey. Et ils le font à tous les artistes ces jours-ci. Je veux juste sortir de la musique. »

Hélas, l’influence grandissante de TikTok sur l’industrie musicale en change toute la dynamique interne. Et pour les maisons de disques, un retour aux anciens procédés ne semble ni envisagé ni profitable.

Le temple du viral

Il suffit d’un rien. Parfois même d’une simple vidéo de dix secondes avec un homme qui skate le long de la route, serein dans son petit monde, Dreams du groupe Fleetwood Mac en guise de bande sonore intemporelle. Et puis, boum : la vidéo devient virale. Boum : les ventes de Fleetwood Mac bondissent de 374 %. Boum : leur taux d’écoute en ligne grimpe de 89 %. Tout ça grâce à un gars chill qui a un jour décidé d’utiliser cette chanson spécifique en arrière-fond TikTok.

« 176 chansons ont dépassé le milliard de vues en tant que bande sonore vidéo sur TikTok rien qu’en 2020. »

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Toutes les success stories – ou presque – sur TikTok semblent être des accidents heureux. « Je crois en la philosophie selon laquelle nous ne savons pas ce que les gens veulent, et eux non plus, jusqu’à ce qu’ils mettent la main dessus », choisit de penser Duumu, un artiste indie américain qui a vu sa chanson exploser sur TikTok puis sur Spotify du jour au lendemain.

Toutefois, lorsque les maisons de disques observent cela, elles voient une occasion de forcer coûte que coûte le facteur chance sur TikTok, que les artistes concerné.e.s le souhaitent ou non. Car aux racines de cette avidité se trouvent d’alléchantes statistiques : « 176 chansons ont dépassé le milliard de vues en tant que bande sonore vidéo sur TikTok rien qu’en 2020. De plus, 90 de ces chansons se sont hissées dans le Top 100 des [classements musicaux] aux États-Unis, dont 15 qui ont atteint la première place du Billboard », énumère le blogueur Ivo sur le média musical Stereofox. Des chiffres qui font saliver et qui ne s’atteignent pas sans trimer…

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La mine d’or des maisons de disques

… mais du côté des artistes, majoritairement. Car pour les labels, TikTok est devenu un moyen d’avoir le beurre et l’argent du beurre sans dépenser l’énergie ou l’argent d’antan. Si un budget spécial était auparavant alloué pour promouvoir le simple d’un.e nouvel.le artiste et créer de la hype autour de sa sortie, cette tradition n’est désormais plus aussi pratiquée qu’avant.

« Au lieu d’une situation descendante, lorsqu’un artiste fait la promotion d’un disque et que les gens créent du contenu autour de cela, ce sont les fans qui se connectent à une chanson », comme l’explique au magazine Rolling Stone Dae Bogan, fondateur de la plateforme de métadonnées musicales TuneRegistry. « Et chaque fois qu’une partie de cette chanson résonne avec le mouvement viral, cela doit se traduire par une découverte sur d’autres plateformes. »

même au nom du marketing, le public n’aime pas se sentir berné

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Cela signifie donc qu’il revient aux artistes eux-mêmes de trouver le moyen par lequel provoquer cette étincelle virale. Certain.e.s vont créer eux-mêmes leurs propres challenges et exhorter ensuite leurs fans à se joindre au mouvement. Pour promouvoir son single Inferno, la créatrice de contenu Bella Poarch lancera ainsi le #InfernoChallenge, consistant à apparaître au naturel pendant quelques secondes puis, après avoir fait basculer son téléphone, à réapparaitre maquillé.e à la perfection.

D’autres personnes n’hésiteront pas à mentir sur… eh bien, tout. Ce sera le cas de Lael Hansen, une jeune artiste canadienne de 24 ans, qui prétendra sur TikTok être en dépression, car sa musique ne décolle pas, qu’elle vit dans un coin reclus et que sa meilleure amie critique en secret sa musique. Elle se servira de ce dernier détail pour demander à toute sa communauté de ridiculiser cette amie en faisant exploser les records d’écoute de ses chansons.

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Malheureusement pour Lael, il sera bien vite découvert qu’elle n’était en aucun cas l’artiste indie malheureuse dépeinte dans ses campagnes TikTok, mais plutôt une chanteuse établie détenant déjà plus d’un million d’abonné.e.s sur YouTube. Et le bad buzz qui s’ensuivra témoignera que même au nom du marketing, le public n’aime pas se sentir berné.

Une esthétique sur-mesure

S’intéresser aux récentes sorties pop, aussi bien dans leur composition musicale que dans les clips vidéos qui les illustrent, permet de se rendre compte d’une chose intéressante : la plupart de ces chansons sont des appels de phares à TikTok.

Si l’on prend l’exemple de Levitating de Dua Lipa, on a là des paroles simples, mais accrocheuses, accompagnées d’un refrain de neuf secondes répété deux fois, le tout illustré d’une chorégraphie suffisamment simple pour être reproduite. Il n’est donc pas anodin que la chanson ait rencontré un fort succès sur TikTok dès sa sortie et qu’aujourd’hui encore, les paroles « You want me / I want you baby » soient à l’origine d’un mème, ce qui augmente sa longévité sur la plateforme.

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La même chose pourrait être dite de GAYLE, cette chanteuse et interprète américaine de seulement 17 ans qui semble cependant avoir craqué le code TikTok avec sa chanson abcdefu. Le concept est rassembleur (une chanson-défouloir de rupture), le refrain en alphabet est d’une simplicité enfantine, mais cache aussi un jeu de mots rusé. Dans ces trois seuls éléments résiderait assez de matière pour commencer six challenges TikTok différents.

Une meilleure passerelle

Un autre aspect prouvant la mainmise de TikTok sur l’industrie musicale concernerait les titres des chansons devenues virales. Lorsqu’une mélodie utilisée à l’arrière-fond d’un TikTok accroche l’oreille d’un utilisateur ou d’une utilisatrice, il n’est souvent pas facile de retracer le chemin jusqu’à l’artiste qui l’interprète. Et la situation se complique un peu plus si la bande sonore en question est un remix de la mélodie recherchée. La seule solution est donc de taper les paroles entendues directement sur Google ou YouTube et de croiser des doigts pour un miracle.

Tout est donc dicté par ces quinze secondes de vidéo virale.

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Cette difficulté, la maison de disques du producteur américain Surf Mesa l’a rapidement appréhendée. En 2020, son single nommé ily sortira sur toutes les plateformes. Quatre semaines plus tard, le titre deviendra viral sur TikTok, offrant à l’artiste 700 000 écoutes par jour ainsi qu’une entrée royale dans le Top 200 de Spotify.

Toutefois, malgré ses statistiques encourageantes, un dernier obstacle persistera. « Nous avons constaté qu’en raison de la façon dont [la chanson] était intitulé, ily, les termes de recherche “Surf Mesa I Love You” ne trouvaient pas la chanson », explique ainsi Toby Andrews, gérant du label Astralwerks, à Rolling Stone. « Alors nous […] avons changé le titre pour ajouter “I Love You Baby” et le rendre plus facile à trouver pour les gens. »

Existera-t-il un jour un espace où intégrité musicale et marketing promotionnel pourront coexister de manière cohérente ?

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Le but étant de fluidifier la passerelle entre TikTok et les plateformes d’écoute de types Spotify ou Apple Music. « Les utilisateurs gravitent autour d’une certaine phrase, d’une certaine parole, poursuit ainsi Andrews. Nous ne voulons pas que les gens regardent sur leur téléphone, puis se rendent sur Spotify ou Amazon et disent qu’ils veulent [cette phrase] mais ne trouvent pas la chanson. »

Tout est donc dicté par ces quinze secondes de vidéo virale. D’elles seules sont déduits les procédés qui rendront l’accession à la mélodie originale plus courte, le succès de l’artiste plus grand et les poches du label, plus fournies.

15 secondes de futur

Quel avenir imaginer pour une industrie musicale de plus en plus remodelée par TikTok ? Existera-t-il un jour un espace où intégrité musicale et marketing promotionnel pourront coexister de manière cohérente ? Dans un article pour le média The Ringer, le journaliste Will Schube ne cache pas son pessimisme quant à cet hypothétique futur. Pour lui, l’essence même de la musique est vouée à être érodée par la brièveté du format TikTok et notre propre attention déclinante.

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« Il n’est pas difficile d’imaginer un avenir où les artistes cesseraient de composer des chansons complètes pour ne créer que des extraits de moments sur lesquels les jeunes adultes pourraient danser, prédit-il. (…) Les chansons de plus de trois minutes pourraient un jour être un acte radical. »