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Comment le Pilates est devenu le sport de la “clean girl”
Retour sur l’ascension sociale d’une discipline née sur le périmètre restreint d’une île servant de camp d’enfermement pendant la Grande Guerre.
Que vous soyez sportif·ve ou non, vous avez forcément entendu parler du Pilates. Dans l’ambiance feutrée des studios de sport, nombre d’individus, en très grande majorité des femmes, enchaînent des positions au sol plus ou moins alambiquées. Des muscles jusqu’alors inconnus se réveillent, une jambe tremble sous l’effort et quelques gouttes de sueur ruissellent silencieusement. Le projet ? Renforcer sa musculature et sa posture, et gagner en force et en souplesse. D’autres se shootent au Pilates Reformer, version mécanisée de la discipline promettant de meilleurs rendements sur un temps plus court. Sur les réseaux, la méthode Pilates s’est doucement imposée comme la référence de la “clean girl”, cette jeune femme souvent mince, aisée et blanche. Avec son mode de vie sain et minimaliste, la “clean girl” ne devrait son teint glowy qu’à des bowls de granola, de l’eau en grande quantité et des séquences de postures dans des ensembles en microfibre. Retour sur l’ascension sociale d’un sport devenu le symbole d’une féminité privilégiée.
Entretenir le corps et le mental
Il faut remonter en 1915 pour trouver les origines de la discipline. Joseph Pilates, boxeur et gymnaste allemand expatrié en Angleterre depuis 1912, est emprisonné sur l’île de Man. Pendant la Première Guerre mondiale, l’archipel fait office de camp d’internement où sont faits prisonniers les civils des pays ennemis. Détenu, Joseph Pilates officie néanmoins comme infirmier sur le camp Knockaloe, où sont aussi retenus quelque 23 000 civils, et œuvre à la récupération de la mobilité des blessés. Le boxeur pro invente alors sa méthode Pilates : il puise largement dans les positions du yoga afin de composer des enchaînements de séquences au sol, dans l’idée de maintenir la forme physique et psychique des prisonniers. Au tournant des années 1930, Pilates, depuis installé à New York, ouvre un gymnase sur la 8th Avenue, où il enseigne sa méthode à des danseur·ses et les aide à récupérer après des blessures. Il met également au point des équipements destinés au renforcement musculaire, dont une sorte de tapis surélevé incluant sangles et ressorts et qu’il nomme le “Reformer”.
Avec la ferme intention de capitaliser sur sa version renouvelée du yoga, Pilates ouvre une deuxième salle de sport et publie des livres sur sa méthode. Dans une brochure auto-publiée en 1957, il écrit sa légende et prête à sa méthode des propriétés quasi-miraculeuses : sur le camp de Knockaloe, le Pilates aurait permis aux 8 000 détenus le pratiquant de recouvrer une santé solide et de survivre à la grippe espagnole qui fera 50 millions de morts. Mais, comme l’explique Le Monde, le nombre de disciples du gymnaste serait en réalité bien en-deçà du chiffre annoncé, et le taux de survie à la pandémie sur l’île de Man serait dû à plusieurs autres facteurs.
Dans le radar du capitalisme, l’image du Pilates
Conçue pour le bien-être physique, psychique et mental, la méthode Pilates survit à son créateur et se développe à grande échelle dès les années 90, en même temps que le yoga. Popularisé par des influenceuses comme les sœurs Hadid et Hailey Bieber, la discipline devient, en 2024, la plus prisée de la plateforme américaine de réservation fitness ClassPass. Mais comme le dénonce la chercheuse en études culturelles Anissa Eprinchard, connue sous le pseudo Homo Swipiens sur les réseaux, où elle décrypte les comportements numériques, le Pilates est devenu un outil de performance sociale. “Aujourd’hui, on voit que cette pratique a été complètement phagocytée par l’élite bourgeoise blanche et mince : les influenceuses, les stars qui vont arborer le style Pilates, “clean girl” etc. avec tous les accessoires qui vont avec, comme les leggings Lululemon ou la Stanley Cup. Bah tout ça, c’est un marqueur de distinction sociale. À ce propos, la sociologue Sarah Banet-Weiser parle du capitalisme de l’image : on ne vend plus une pratique mais on vend l’image qui va avec”. En ce sens, le parallèle avec la capitalisation de l’image de la course à pied est intéressant. Dans sa newsletter, la journaliste mode Saveria Mendella observait, en avril 2025 : “La course à pied demeure certes un sport accessible, mais la réalité est en train de rattraper le mythe tant le running se transforme en une sous-culture ultra curatée avec ses lieux, ses castes réparties en kilomètres parcourus, ses objets identitaires et même ses propres réseaux sociaux (comme Strava). […] Dans la foulée, la mode a développé un nouveau discours visuel qui fait l’éloge du dynamisme.”
“Pilates girlies” et minimalisme
Le marketing et l’appropriation d’une classe bourgeoise ont conduit à la naissance des “Pilates girlies” et “Pilates princesses” autoproclamées, tandis que la méthode Pilates est devenue une composante dans la représentation de la “clean girl” : cette jeune femme active, mince et majoritairement blanche. C’est ainsi que l’image de la discipline a glissé vers une esthétique minimaliste de la pureté dictée par des tons pastels, des caches-cœur et des peaux lisses supposément non maquillées, s’alignant ainsi aux valeurs dominantes des sociétés occidentales modernes.
Dans une vidéo, l’influenceuse fitness et étudiante en communication et sciences politiques MaryBeth Monaco-Vavrik établit un parallèle entre la montée du conservatisme et les corps fins et allongés promis par une pratique régulière du Pilates : “De l’ère des BBL et des courbes des Kardashian, on est directement revenus à la minceur ultra-chic. Et dans ce revirement, on a assisté à la montée d’une rhétorique faisant l’éloge des femmes pour l’amenuisement de leur corps, pour leur “tonicité”, mais jamais pour leur “musculature” (c’est la même chose) et pour éviter tout ce qui pourrait leur donner l’air “corpulentes”. Face au manque de diversité affichée au sein de la discipline, Sonja R. Price Herbert, femme noire et professeure de Pilates à Atlanta, a créé le groupe Black Girls Pilates en 2017, pour ouvrir le débat et pallier le manque de femmes noires dans les studios de fitness. Il n’y a bien sûr aucun mal à filer à la salle chaque mardi matin pour 45 minutes de Pilates, pratique effectivement bénéfique. Mais peut-être s’agirait-il d’en finir avec le discours dominant sous-jacent de l’esthétique des “Pilates girlies”.

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