.jpg)
Comment la série Skins a brisé le tabou de l’adolescence
Je me souviens encore du choc initial qui a suivi mon premier visionnage de la série britannique Skins en 2008. « Choc », car, pour une gamine de douze ans, voir une bande d’adolescent.e.s se livrer à une vie de sexe, de drogues et de monotonie teintée de moments de légèreté puis de vérité incisive… eh bien, cela marque l’esprit à l’encre indélébile.
Skins fait d’ailleurs partie de ces séries dont l’empreinte culturelle se ressent encore aujourd’hui. Personne ne pourrait croire que l’actuel acteur oscarisé Daniel Kaluuya était à l’époque le clown de sa bande, dans la série. Qui aurait également pu déceler en Tony Stonem, cet adolescent aux tendances psychopathes joué par Nicholas Hoult, les prémisses de l’empereur méchant et puéril que l’acteur incarne actuellement dans The Great ? Ok, peut-être était-ce plus prévisible.
Et l’impact de Skins ne s’arrête pas là. Depuis son arrivée explosive dans le paysage télévisuel, quinze ans plus tôt, ce programme a introduit une narration plus viscérale et honnête de la vie adolescente qui se ressent encore dans les séries d’aujourd’hui.
Brutalement honnête
Jamais Skins n’a eu de timidité à aborder des sujets socialement tabous pour l’époque. Ainsi se côtoyaient au fil des sept saisons des thèmes comme l’avortement, la dépendance, la mort, l’homosexualité, l’abandon parental, la dépression, la manipulation ou encore les troubles alimentaires. Une scène encore à ce jour célèbre est d’ailleurs celle dans laquelle Cassie, une jeune anorexique, explique les stratagèmes par lesquels elle maintient l’illusion d’avoir fini son assiette.
Jamais Skins n’a eu de timidité à aborder des sujets socialement tabous pour l’époque.
Voir des troubles alimentaires abordés sans fanfare ni détour a été pour moi assez inédit. Je n’avais jusqu’alors trouvé ce type de narration frontale qu’à l’intérieur des romans Gossip Girl, dans lesquels le personnage de Blair Waldorf est explicitement décrit comme boulimique, un trait majeur que l’adaptation série a hélas gommé. Cette absence délibérée de filtres, le coproducteur de Skins, Jamie Brittain, l’explique comme une réponse directe à des séries comme The OC, dont il trouvait la perfection adolescente « profondément patronisante », tel qu’il le dit chez Digital Spy.
Depuis, de nombreuses séries ont repris le flambeau de cette vérité brute, voire brutale, de la jeunesse. Parmi elles, la série Netflix Grand Army, qui dresse avec plus de vitriol encore les portraits de lycéen.ne.s en proie à de nombreux traumatismes — racisme, viol, terrorisme. L’héritage de Skins s’étendrait également à 13 Reasons Why, une série avec laquelle j’avoue avoir du mal, certaines scènes me semblant violentes juste pour l’être. Il n’empêche qu’elle a réouvert la conversation autour du suicide et du harcèlement en ligne, ce qui est louable.
Une légèreté singulière
Toutefois, et c’est bien ici l’unicité de la série, Skins sait accompagner ses instants pesants de touches absurdes enrobées d’humour bien british. Un enterrement ne pourra donc pas être un simple enterrement; il faudra nécessairement que le cercueil soit volé, placé en équilibre précaire sur le toit d’une Mini rouge et que la voiture dévale des escaliers durant une course-poursuite avec des employés de pompes funèbres. De même qu’un accident grave sera l’occasion d’un karaoké improvisé sur Wild World de Cat Stevens.
Mais ces extravagances ne sont pas anodines. Si certaines servent à alléger une dure réalité, d’autres viennent au contraire l’appuyer. En montrant par exemple les parents comme « d’irresponsables idiots qui n’ont aucune idée de ce que leurs enfants font », tel que le dit Rebecca Nicholson dans The Guardian, cela souligne l’abandon émotionnel fréquemment à la racine des actes chaotiques de leurs enfants. Et il est fascinant de voir comme les séries abordant en grande partie l’irresponsabilité parentale sont souvent les plus combattues par leurs « vrais » gardiens. Sans doute parce que ces enfants « font des choses dont [leurs parents] ne veulent pas parler », analyse la psychologue Dre Jennifer Hartstein, qui, elle, les invite à enfin « s’asseoir et prêter attention ».
La glorification d’Effy Stonem
Quelle adolescente n’a pas voulu être Effy Stonem en 2009 ? D’une beauté inquiétante, ses yeux bleus fardés de noir, ses collants troués et ses mains accompagnés d’une cigarette; la petite soeur de Tony a longtemps été l’idole grunge de Tumblr et l’obsession d’une génération entière.
Cette ligne entre paillettes et macabre est aujourd’hui entretenue par la série Euphoria.
Son aura de mystère portée par l’actrice Kaya Scodelario commence dès la première saison, lorsque son personnage est introduit comme la cool girl au sourire insolent qui ne parle que lorsqu’elle en a envie. Elle se renforce ensuite dans les troisième et quatrième saisons, lorsque toute sa petite bande gravite autour d’elle. « Tout le monde m’aime », s’en vantera-t-elle à voix haute, et pour cause : son incontournable magnétisme brisera l’amitié de trois meilleurs amis et la placera au centre d’un triangle amoureux funeste.
.jpg)
Malgré toute l’admiration qu’elle reçoit, Effy n’a cependant pas vocation à être glorifiée. Son évolution est semblable à un mirage qui se dissipe au fur à mesure que l’on s’en rapproche, dévoilant une réalité progressivement âpre. Car elle n’est pas cette tentatrice rebelle au coeur de pierre. Elle est une adolescente en souffrance démontrant de très clairs signes de bipolarité, de dépression psychotique et de pulsions suicidaires.
Skins n’a pas seulement ouvert la porte d’un genre nouveau; elle l’a enfoncéE d’un grand coup de pied.
Cette ligne entre paillettes et macabre est aujourd’hui entretenue par la série Euphoria. Les plans y sont à couper le souffle, les maquillages frôlent le féérique, mais le propos, lui, reste impitoyable. Effy Stonem passe ici le flambeau à Rue Bennett, une adolescente qui, après le décès de son père, plonge dans un puits de toxicomanie dont elle ne parvient à sortir que par à-coups. Les spectateurs et spectatrices suivent alors tous ces instants d’impuissance, d’optimisme, de manipulation, de culpabilité et de nihilisme dont son parcours est rythmé.
La cinématographie époustouflante vaudra fréquemment à Euphoria d’être accusée de glorifier drogues et comportements abusifs. Toutefois, au milieu de ce festival de couleurs et d’effets spéciaux, Rue garde un regard extra-lucide sur tout le monde, y compris sur elle-même. De plus, et tout comme dans Skins, un mal n’est jamais montré sans ses conséquences, même si certaines n’arrivent que tardivement. Et ce sont toutes ces percées à jour qui viennent contrebalancer les paillettes du tableau.
La voix des générations
Skins n’a pas seulement ouvert la porte d’un genre nouveau; elle l’a enfoncée d’un grand coup de pied. Depuis, toutes les séries souhaitant conter de problématiques adolescentes sans tabou peuvent emprunter librement cette voie. Elles peuvent aussi faire le choix ou non d’adopter la même intensité que l’a fait Skins avant elles.
Un minimalisme nordique et des couleurs pastel n’ont par exemple pas entravé la justesse du programme norvégien Skam sur les questions d’homosexualité, d’existentialisme et de foi. La série a également eu l’ingéniosité de créer des comptes Facebook et Instagram fictifs pour ses personnages, investissant ainsi des spectateurs et spectatrices bien plus connectés qu’à l’époque de Skins. Le concept de Skam a par la suite remporté un tel succès qu’il a été exporté à l’international – Belgique, France, Italie, États-Unis… – et adapté selon la culture de chaque pays.
Skins n’est pas parvenu à quitter l’Angleterre, cependant. Son remake américain a essuyé un colossal échec et plus aucun projet d’adaptation n’a été envisagé depuis. Car, comme toutes les séries qui l’ont suivie, Skins est le produit d’une époque et d’une culture à un instant T. Et tout comme l’explique Jazmin Kopotcha dans Refinery29 : « L’expérience adolescente change à toute vitesse au fur et à mesure que l’on avance à travers les générations. » D’une époque à l’autre, les problématiques se déplacent et le facteur choc s’atténue. Ne reste plus que la voix immuable d’une jeunesse que Skins nous a appris à écouter sans jugement.