Logo

Comment la justice française enfonce les classes populaires

L’injustice ordinaire, ou la volonté de condamner tous ceux qui s’opposent à l’ordre établi.

Par
Lisa Coll
Publicité

Ana Pich, dessinatrice et autrice, a passé deux ans à écumer le tribunal de Nantes pour retranscrire en dessin des dizaines d’audiences correctionnelles et de comparutions immédiates. Dans son livre “Chroniques de l’injustice ordinaire”, elle montre l’acharnement judiciaire que subissent les personnes étrangères ou les militants politiques, en comparaison avec l’impunité de la classe bourgeoise. Une justice à deux poids deux mesures donc, entre jugements expéditifs, mépris de classe, racisme et sexisme. Nous avons pu nous entretenir avec elle.


Qu’est-ce qu’une injustice ordinaire ?


Je parle d’« injustice ordinaire » pour dénoncer toutes ces violences judiciaires quotidiennes et invisibilisées, parce que « banales » : les étranger-es qu’on condamne à de la prison ferme avec mandat de dépôt sous prétexte seulement qu’iels ne disposent pas d’une attestation d’hébergement, les personnes souffrant de troubles psychiatriques envoyées en détention provisoire dans l’attente d’une expertise, les jeunes issu-es de quartiers populaires harcelé-es par les contrôles policiers, bien souvent violentés, puis interpellés pour « rébellion » afin de justifier la violence policière initiale, ou encore les femmes et personnes sexisées victimes de violence sexuelle et sexiste méprisées et culpabilisées par les magistrats… Toutes ces personnes privées de leurs droits fondamentaux, d’une défense de qualité et à un procès équitable, par des procédures expéditives et dénuées de tout acte d’enquête.

Publicité


Des affaires qui souvent n’intéressent pas ou peu la presse judiciaire et les lecteur-ices passionnées de faits divers, et pourtant il s’agit de la réalité de l’institution judiciaire. Les salles d’audience des tribunaux sont remplies de ces injustices, de ces justiciables qui subissent le racisme, le validisme, le sexisme ou encore le mépris de classe de l’Institution.



Quelle injustice ordinaire parmi toutes celles que vous avez dessinées vous a le plus marqué et pourquoi ?



Après chaque jour passé au tribunal, je sors bouleversée, démunie, avec ce sentiment d’impuissance totale face à cette machine à broyer qu’est le tribunal. Ce qui est particulièrement choquant c’est la différence de traitement entre certains justiciables. Celles et ceux qui bénéficient toujours de l’impunité la plus totale et celleux qui subissent la répression de plein fouet, coincés dans un continuum de violence d’État sans fin entre l’institution policière, judiciaire et carcérale. Une fois pris dedans, il devient presque impossible d’en sortir.

Publicité

Il y a des dizaines d’affaires qui me viennent en tête pour illustrer la violence que réitère l’Institution judiciaire. Pour ne citer qu’un exemple, je me souviens de cette jeune femme d’une vingtaine d’années, originaire de Guyane, qui dans une situation de précarité extrême avec la responsabilité de deux enfants en bas âge, avait ingéré un demi kilo de cocaïne avant de traverser l’atlantique et d’être contrôlée et arrêtée Gare de Nantes. Elle racontait à la barre les dettes à EDF qui s’accumulaient, la baisse des allocations de la CAF… Elle n’a eu le droit à aucun regard d’empathie. Elle avait également avec beaucoup de courage et de dignité décrit les conditions dégradantes et humiliantes de la garde à vue. Accusée par la police de se prostituer parce qu’elle portait de la lingerie, on lui a refusé l’accès à des sous-vêtements propres. Et face à ce témoignage poignant, le mépris des magistrats.

Elle avait risqué sa vie, parce qu’elle n’avait pas d’autres choix pour survivre, pour faire vivre les enfants dont elle était responsable. Elle a été condamnée à une peine d’amende de 36 000 euros et un an d’emprisonnement avec sursis ! Mais comment imaginent-ils qu’elle puisse payer une telle somme un jour ? C’est une décision qui va la maintenir dans la précarité pour le restant de sa vie ! Sans compter le demi kilo de cocaïne perdu qui devra être remboursé… Les magistrat-es sont pour beaucoup complètement coupé-es des réalités sociales.

Publicité


De quel œil les instances de justice voient-elles vos travaux ?



Mon travail s’inscrit dans une démarche de critique politique du système judiciaire et carcéral, je ne m’attendais donc évidemment pas à me faire des ami-es au tribunal ! J’ai bien conscience que les questions que je soulève en parlant de violences judiciaires froissent les représentant-es de cette institution. Et il y a aussi évidemment un certain mépris de classe vis-à-vis d’une dessinatrice comme moi, qui se permet de remettre en question leur impartialité et leur indépendance. Mais dénoncer l’injustice, c’est aussi une reprise de pouvoir pour moi, une manière de lever le silence. C’est un acte militant.

C’est arrivé une fois qu’un procureur me qualifie de « pitoyable » en pleine salle d’audience ! Ce n’est pas agréable c’est sûr ! Mais au-delà de ça, c’est surtout très inquiétant en termes de liberté de la presse et de liberté d’expression, qu’un représentant du ministère public puisse se permettre de venir intimider une dessinatrice de presse. J’ai cependant organisé une petite riposte artistique en invitant des dessinateur-ices et ami.e.s à venir « croquer » l’audience suivante avec ce procureur, pour rappeler symboliquement que les procès sont publics et que chacun a le droit de venir y assister, les raconter par écrit ou en dessin …

Publicité


La situation en France concernant les journalistes indépendant-es et toutes les personnes critiques du système d’ailleurs, est extrêmement préoccupante. On a vu des journalistes perquisitionné-es, placé-es en garde à vue… Moi-même, dans le cadre d’une autre affaire qui ne concernait pas mon travail de dessinatrice, je me suis vue confisquer mes dessins qui se trouvaient dans mon sac par la police lors d’une garde à vue, en prétextant que je devais m’« estimer heureuse de ne pas être poursuivie pour incitation à la haine »! En l’occurrence, il s’agissait de dessins qui dénonçaient l’injustice et l’impunité des violences policières. C’est une atteinte gravissime à la liberté d’expression, de censurer des artistes et des journalistes !


Quelles sont les conséquences du fait que l’efficacité de la justice et du travail de poursuites du parquet se mesure au faible taux de relaxe ?


Le parquet est dans une forme d’acharnement concernant certains dossiers, notamment politiques. Il faut poursuivre à tout prix, réprimer pour instaurer la peur, allant même jusqu’à faire appel lorsqu’une relaxe est prononcée en première instance ! On l’a vu dernièrement lors du mouvement social du printemps dernier mais également lors des révoltes à la suite du meurtre de Nahel tué par un policier. Celleux qui sortent dans la rue pour réclamer une réelle justice sociale font l’objet d’une répression violente à la fois policière et judiciaire.

Publicité


Et à côté de ça, on a des taux de classements sans suite monstrueux concernant les affaires de violences sexuelles et sexistes. On parle de 80% de classements sans suite ! Le parquet refuse de mettre des moyens dans la répression des crimes sexistes, car il faudrait réaliser un travail d’enquête minutieux. Et la justice semble préférer condamner à tour de bras des personnes sans papier, ou sans logement par exemple pour assurer un nombre de condamnations effectives.

Derrière cette volonté à tout prix de condamner les pauvres, les étrangers, les gauchistes, les bizarres, il y a une volonté politique d’enfermer tous celles et ceux qui contreviennent à l’ordre social et qui critiquent le système établi.

Publicité



Quel est le problème de la comparution immédiate ?


C’est une procédure expéditive qui permet de juger les gens en urgence dès la sortie de garde à vue. C’est une procédure qui est en désaccord total avec le respect des droits de la défense et le droit au procès équitable. Les prévenu-es comparaissent derrière un box sécurisé entourés de policiers, après deux jours d’enfermement dans des conditions particulièrement indignes et dégradantes.

Les conditions de garde à vue en France sont lamentables ! On parle de cellules insalubres avec des excréments, de l’urine. Une absence totale d’accès à l’hygiène. La lumière constante, le froid, la puanteur, les cris, la difficulté d’accès à l’eau, aux toilettes, la nourriture infâme… Les méthodes policières pour faire avouer sont également particulièrement critiquables. Il y a les menaces des policier-es, les insultes, et parfois même les violences physiques. Nombre de prévenu-es en témoignent, mais leurs récits ne sont jamais entendus.

La justice refuse d’admettre la violence de la police.

Publicité

Toutes ces conditions réunies, les prévenu-es ne sont pas en mesure d’assurer leur défense, de s’exprimer de manière cohérente. L’avocat-e, quant à lui, n’a eu accès au dossier parfois que quelques minutes avant l’audience. Et la plupart de ces dossiers sont vides en termes d’enquêtes.



En quoi l’institution judiciaire est-elle complice des violences de l’État et de la répression des opposants au gouvernement ?


C’est tout d’abord en refusant d’écouter les victimes de violences policières, et en assurant l’impunité des forces de l’ordre que la justice se rend complice des violences d’État. Mais la justice est aussi pleinement responsable des violences judiciaires qu’elle fait subir. Lors du mouvement des Gilets jaunes, ou encore lors des contestations contre la réforme des retraites et la révolte qui a suivi dans les banlieues, la répression judiciaire a enfermé des centaines de personnes. Dans le calme des tribunaux, la justice joue un rôle de terreur bien aussi important que la répression physique et visible de la police.

Publicité


En quoi la répression des stupéfiants illustre-t-elle les défaillances de notre système social global ?



La répression des stupéfiants est une priorité en termes de politiques pénales du gouvernement. Mais là encore, il ne s’agit pas de réprimer n’importe quel dealer ou consommateur-ice. C’est une justice de classe qui transparaît dans le traitement judiciaire des infractions à la législation sur les stupéfiants. Ce sont les personnes qui subissent en amont les contrôles au faciès de la police qui sont amenées à être fouillées, puis arrêtées. On le voit bien en comparution immédiate, il ne s’agit jamais d’un étudiant d’école de commerce avec deux grammes de coke ! Sous prétexte de répression des stupéfiants, c’est un contrôle social des classes populaires et des personnes racisées qui s’exerce.

Publicité



Peut-on parler de racisme systémique en France, si oui pourquoi ?


Effectivement, la France est marquée par sa culture néo-coloniale et raciste mais également patriarcale. Qu’on le reconnaisse ou non, c’est une réalité sociale. Notre imaginaire collectif est empreint de représentations sociales racistes et sexistes. Et ces représentations sociales transparaissent nécessairement dans la manière de juger. C’est pourquoi il faut absolument prendre conscience de ces biais, de comment ils affectent nos jugements, nos stéréotypes, les analyser, les déconstruire autant que possible, même si cela s’inscrit dans un long travail.



Le système carcéral est-il obsolète ?


Bien sûr, mais je pense même qu’il n’a jamais été pertinent à aucun moment de l’histoire ! Enfermer, punir, humilier, marquer les corps, dégrader les esprits… la prison ne fait que reproduire une violence extrême. Et la réalité du système carcéral en France est aberrante! On parle d’un taux d’occupation des prisons françaises de 148,5% ! De personnes humaines enfermées dans des cellules insalubres et glaciales de 9m carré à parfois 3 ou 4 détenus. De personnes placées à l’isolement, où le taux de suicide bat tous les records. Mais c’est aussi la difficulté d’accès aux soins, à l’hygiène, les violences des matons, les procédures dégradantes de fouilles intégrales, la coupure sociale avec les proches, avec le monde extérieur. Comment se remettre de telles violences légalisées ? Comment peut-on ensuite exiger de ces personnes de se réinsérer en silence ?

Publicité



Comment faire évoluer les stigmatisations qui influencent les prises de décision des juges sachant que ce sont des biais cognitifs et mécanismes normaux chez les humains ?



Prendre conscience de ses propres biais est déjà une priorité absolue. Prétendre à l’objectivité, à l’impartialité peut être très dangereux, car en refusant catégoriquement d’avoir un regard critique sur ses pratiques, ses comportements, alors aucune remise en question n’est possible. Il faut prendre conscience que l’acte de juger est un acte politique. Mettre fin à une justice bourgeoise et raciste, cela commence aussi nécessairement par ouvrir la magistrature à d’autres milieux. Pour qu’au moins les décisions soit disant collégiales, ne soient pas qu’une réunion d’entre soi.

Je pense qu’il est nécessaire d’imaginer un système plus démocratique.

Publicité


Les conditions de travail sont également à prendre en compte. Comment peut-on imaginer prendre des décisions justes dans l’urgence, après plusieurs heures d’audience sans pause par exemple ? Mais l’engorgement des tribunaux est lié aux choix du parquet de poursuivre quotidiennement des infractions au préjudice minime, si ce n’est inexistant. Nombre d’infractions poursuivies sont une réponse à la précarité, à la défaillance du système de soins… Il faut arrêter de se servir des prisons pour remplacer les logements sociaux et les établissements de soins !


Mais il est aussi et surtout question de l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir exécutif, vis-à-vis de la police également. Nous devons absolument développer des instances de contrôle totalement indépendantes, des droits de recours plus larges, assurer une transparence totale sur le fonctionnement des institutions, et mettre fin absolument à ce recours à l’enfermement abusif.

Publicité

Espérez-vous une prise de conscience du système judiciaire grâce à votre ouvrage ?



Cela me paraît peut-être un peu ambitieux ! Mais si cet ouvrage peut faire naître un débat, soulever des questionnements individuels et collectifs chez les professionnels de justice notamment, ce serait une grande victoire ! L’idée est aussi de rendre accessible le fonctionnement de la justice, de donner des outils pour faire face à la violence judiciaire. Se former, c’est déjà résister.

Mais ce livre est aussi et surtout destiné à rendre visible toutes ces personnes qui subissent les discriminations et la répression, et dont les voix sont étouffées. Que leur histoire soit racontée, qu’iels sachent, qu’au moins l’espace d’un instant, iels ont été entendu-es, et que nous n’oublierons pas ce qu’iels subissent.