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Comment la jeunesse vit ses relations intimes : l’interview de Marie Bergström

Par
Elise Gilles
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Lassée de voir des tas d’articles raconter mille et une histoires sur la sexualité et les relations des jeunes, Marie Bergström a mis ses lunettes de sociologue pour diriger la première enquête sur les pratiques relationnelles des 18-29 ans. Dans “La sexualité qui vient” elle et son équipe (plus de vingt contributeur.ices, eh oui) racontent, entre stats et analyses, comment la jeunesse française révise l’image du couple, s’émancipe des diktats et ouvre la voie vers une sexualité plus libre et ancrée dans son époque.

Selon plusieurs médias, les jeunes seraient devenus prudes, ils se seraient “désintéressés” de la sexualité… On parle carrément de “récession” ! C’est vrai tout ça ?

Marie Bergström : C’est pas du tout ce qu’on observe dans notre étude, on pourrait même dire l’inverse parce qu’il y a une augmentation du nombre de partenaires. La thèse de la récession sexuelle vient d’études qui montrent que le nombre de rapports sexuels hebdomadaires ou mensuels que les gens déclarent avoir eu sur douze mois a tendance à baisser par rapport à il y a quelques années. Mais en fait, c’est très lié au fait que le célibat s’est développé chez les jeunes et de fait, quand les gens sont moins en couple, ils ont une sexualité moins régulière.

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Les jeunes sont donc plus souvent célib ? Qu’est-ce que ça change ?

Il y a une augmentation de célibat, mais pas que du célibat de longue durée. Les jeunes se séparent plus souvent et de plus en plus tôt : maintenant, c’est relativement courant d’avoir connu plusieurs relations amoureuses avant 30 ans. Les relations ne sont plus toutes pensées, vécues, investies comme des relations qui vont durer. Il y a une nouvelle façon de penser la conjugalité, et une partie des jeunes considèrent qu’une relation de couple peut être vécue sur le moment, mais ne se projette pas forcément. Aujourd’hui, on est aussi plus exigeant avec nos couples. Du coup, les périodes de célibat sont plus récurrentes, mais ce ne sont pas des périodes vides, elles sont très denses relationnellement. Ça participe à l’expérimentation de la diversité relationnelle qu’on voit chez la jeunesse.

Donc les ptits djeuns, ils aiment bien tester des trucs ?

On touche à quelque chose qui est à la fois une évolution de long terme et quelque chose qui est plus récent. L’évolution de long terme est quantitative : au fil des générations, les jeunes ont de plus en plus de partenaires sexuels. Sur la génération des 18-29 ans, on voit une augmentation significative de jeunes qui ont eu plus de 10 partenaires avant d’avoir 30 ans. D’ailleurs, cette augmentation ne concerne pas que les jeunes. Mais on a aussi quelque chose de plus récent qui est caractéristique de la jeunesse et qui est la diversification relationnelle avec ces nouveaux termes qui se sont mis à circuler : “sex friend”, “coup d’un soir”, “situationship”… Avant, il y avait le couple et il y avait le reste, les relations sérieuses et pas sérieuses. Le fait que les jeunes, aujourd’hui, posent des mots, c’est comme une manière de proposer d’autres modèles relationnels. Et de vouloir nommer, c’est aussi faire reconnaître et faire exister d’autres manières d’être intime. Ça offre une forme de multiplicité de possibilités relationnelles qui est plus visible que par le passé.

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L’étude montre d’ailleurs que ces nouvelles relations, les “plans culs”, les “one-shot”, ça fait ensuite vivre le couple autrement. Vous nous expliquez ?

Aujourd’hui, les partenaires sont beaucoup plus amenés de discuter de ce qu’ils sont l’un pour l’autre et ça change la manière d’entrer dans la conjugalité. Selon une enquête de l’Ined, beaucoup de jeunes des années 90 se considéraient en couple après s’être embrassés pour la première fois ou après avoir eu un premier rapport sexuel ensemble. Aujourd’hui, le fait de devenir physique avec quelqu’un ne veut pas forcément dire qu’on est en couple. En 2023, les 18-29 ans se considéraient le plus souvent en couple à partir du moment où ils se l’étaient dit avec leur partenaire, ou lorsqu’il y a eu une déclaration d’amour. C’est le fait de parler et de mettre des mots sur la relation qui fait la conjugalité. On voit aussi que la sexualité qu’on va avoir avec son ou sa partenaire dépend de ce qu’on a vécu avant. Le fait d’avoir un répertoire de pratiques sexuelles plutôt large, de s’envoyer des nudes, d’expérimenter avec des sex-toys, sont des pratiques beaucoup plus courantes parmi les personnes qui ont eu beaucoup d’histoires d’un soir au préalable. Donc le fait d’avoir expérimenté des choses change aussi la conjugalité des jeunes.

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Voilà une info qui va faire méga flipper les anti-wokes et les homophobes : d’après vos recherches, la jeunesse se dit aussi beaucoup moins hétérosexuelle qu’avant.

Il y a une évolution vraiment majeure : en France, en 2006, autour de 3 % des 18-29 ans se définissaient comme homosexuels ou bisexuels et en 2023, ce sont 19 % des femmes qui se disent autre chose qu’hétérosexuelles et 8 % des hommes. C’est une augmentation très importante, notamment chez les femmes qui se disent le plus souvent bisexuelles ou pansexuelles. Mais ce n’est pas spécifique à la France, c’est une tendance qu’on voit aussi ailleurs et on a là un vrai phénomène générationnel. Les identifications LGBP (*) sont devenues plus importantes, tout comme le fait d’avoir des expériences avec des personnes de même sexe.

(* NDRL, on parle des lesbiennes, gays, bisexuels, pansexuels au cas où vous auriez un doute)

Finalement pourquoi est-ce qu’on dit aussi que les jeunes s’engagent moins dans les parcours relationnels traditionnels comme vivre ensemble ou se marier ? Ils veulent plus se caser en fait, c’est ça ?

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Il n’y a pas du tout de rejet de l’engagement. C’est plutôt l’idée que quand on est jeune, on peut être en couple sous des modalités plus légères. C’est une génération où on va notamment discuter de l’exclusivité avec son ou sa partenaire. On voit aussi un allongement de la jeunesse qui va être utilisée pour faire des expérimentations, se découvrir et savoir ce qu’on veut. Il y a un report des étapes de passage à la vie adulte au fil des générations : les jeunes finissent leurs études plus tard donc partent de chez leurs parents plus tard, ont un premier emploi stable plus tard et se mettent en couple cohabitant plus tard, se marient plus tard, ont des enfants plus tard, etc. Le report des responsabilités est aussi lié aux difficultés d’insertion sur le marché de travail, aux questionnements sur l’endroit où on va vivre, à l’insécurité financière. Donc ce n’est pas du tout un rejet de la conjugalité ou du modèle adulte, c’est plutôt l’idée d’une période où on peut vivre différents types de relations, tester des choses et profiter de sa jeunesse.