Vous seriez surpris de savoir à quel point ça me coûte cher, d’avoir l’air aussi “cheap” !
– Dolly Parton
Il y a peut-être douze ans, pour des raisons qui dépassent cette chronique, je me suis retrouvé à Hong Kong, où mon boss de l’époque avait insisté pour m’amener avec lui dans une des boutiques de tailleurs réputées de la ville. J’avais peut-être 22 ans, j’étais tout nouveau dans le monde du travail, et mon patron insistait sur le fait qu’il me fallait un costume fait sur mesure pour être pris au sérieux. Deux jours plus tard, j’avais mon costard qui, je devais l’avouer, m’allait à merveille. Puis, j’ai vu la facture : presque 1200 euros. À ce jour, c’est encore le vêtement le plus cher que j’ai acheté de ma vie.
J’ai maintenant 36 ans. Et ce costume, je le porte encore régulièrement. En douze ans, j’ai dû le porter au moins 300 fois – bureau, réunions d’affaires, mariages, funérailles, soirées, etc.
Si, par malheur, ce costume devenait irrécupérable demain, il m’aurait coûté moins de 4 euros à chaque moment où je l’ai porté. Ça en ferait un des vêtements « propres » les plus économiques de ma vie.
Être cheap, ça coûte cher
Passons maintenant à une autre gamme de vêtements, eux aussi venus d’Asie. Je suis allé voir du côté des nouveaux géants de la fast fashion, la mode à l’ultra-consommation dont les vêtements sont conçus pour n’être portés qu’une ou deux fois avant d’être remplacés. Les marques se vantent d’être « abordables », avec des prix qui reflètent une qualité de matériel qui ne survit typiquement pas à plus d’un lavage. Un ensemble veston et pantalon, après frais de livraison, coûtait moins de 35 euros. Certainement beaucoup moins que mon costume.
Supposant, maintenant, que l’ensemble en question puisse être porté 4 fois avant de tomber en miettes au lavage (une hypothèse plutôt optimiste), cet ensemble mode « à bon prix » revient à… 8,75 euros par fois porté. Plus que le double du prix à l’usage de mon complet fait sur mesure.
Des tomes et des tomes ont déjà été écrits sur les méfaits de la fast fashion. Sans vous repasser la litanie complète de ses condamnations, l’industrie est parmi les pires exploiteurs d’ouvriers sous-payés, terriblement polluante, et gaspille énormément de matériaux. Si tout ça ne suffit pas à vous convaincre d’éviter de consommer ces produits, j’ajouterai aujourd’hui deux autres facteurs à considérer.
D’abord, quand on calcule leur coût financier réel par usage, elle appauvrit sa clientèle nettement plus que les vêtements conçus pour durer.
Mais, surtout, il s’agit d’un appauvrissement sexiste à l’échelle sociale.
Parce que, vous l’aurez deviné, l’ensemble à 35 euros que j’ai mentionné plus haut était un ensemble pour femmes. Comme presque toute l’offre et l’énorme majorité des ventes de l’entreprise, d’ailleurs. Le site en question une section « hommes » assez dégarnie où l’on trouvait que quelques t-shirts sans manches.
La symbolique parle fort – dans le domaine professionnel, c’est surtout aux femmes que l’industrie du vêtement offre des options de courte durée qui les laisseront plus pauvres que leurs collègues masculins. Peut-être que ces compagnies de vêtements savent que les jeunes hommes professionnels auront, comme moi, un patron bienveillant pour les guider vers des choix plus durables et plus payants.
Un choix ? Vraiment ?
Ça serait facile de dire que les femmes ont juste à ne pas acheter de produits issus de l’industrie de la fast fashion, si c’est un problème. L’affirmation a beau être vraie en un sens, c’est un peu manquer le contexte de s’arrêter là. Suffit de passer quelques minutes sur le site d’une de ces entreprises pour constater qu’elles visent surtout les jeunes femmes au tout début de leur éducation financière, pour qui l’idée de diviser le prix d’un vêtement par le nombre de fois qu’il sera porté n’est pas encore une habitude. Sans dire que ces jeunes femmes sont bombardées par des messages fusants de tous les coins du zeitgeist (mais bien encouragés par ces industries) leur martelant l’importance existentielle de ne surtout pas être démodée.
Les clientes de ces compagnies ont certainement leur part de responsabilité, oui, mais c’est difficile, dans un tel contexte, de blanchir les marques elles-mêmes de leur propre responsabilité pour l’appauvrissement systémique qu’elles causent chez une certaine tranche de jeunes femmes au tout début de leur parcours financier.
Des femmes exploitées
Pour plusieurs, cette chronique relève de l’évidence, et s’inscrit comme juste une autre chronique qui essaye d’avertir les clientes des méfaits de la fast fashion. Mais si vous m’avez suivi jusqu’à présent, je me permets de terminer avec une comparaison de plus.
Au prix que coûtent les vêtements, même réduire au maximum la qualité des matériaux ne rendrait pas l’industrie profitable. Non, il faut aussi couper au maximum les salaires. C’est bien connu que ces vêtements sont fabriqués en Asie du Sud, soit des pays où les salaires sont dérisoires. Toutefois, sachez que les salaires des employés des usines de vêtements à la chaîne sont dérisoires même par rapport au coût de la vie dans leurs pays respectifs.
Au Bangladesh, par exemple, où bon nombre de ces fabriques se trouvent, le salaire mensuel moyen d’un employé d’usine de vêtement est estimé à 88€ par mois. Le coût de la vie pour une personne vivant seule y est de 324 euros. Par cette simple réalité économique, il est impossible pour les employés qui travaillent dans ces usines d’être des adultes autonomes. Pour la plupart, il s’agit de jeunes filles pratiquement vendues en esclavage aux usines où elles sacrifient leur vie, parfois jusqu’à 16 heures par jour pour que leur famille arrive à la fin du mois, et visées par les employeurs précisément parce que la couture est un métier féminin traditionnellement passé de mère en fille.
Alors, si le sexisme de l’industrie n’est pas assez pour vous convaincre, ayez une pensée pour ces victimes de l’autre côté du monde.