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Comment je me suis fait réformer du service militaire
J’ai toujours fui les militaires. Probablement parce que j’aime les nuances, et que dans l’armée, on n’a que deux choix : être le salaud qui commande ou le crétin qui obéit. Bien sûr, les militaires sont le rempart qui nous protège en cas de guerre, les héros qui sauvent les démocraties menacées. Mais contre qui se battent les soldats ? Contre d’autres soldats. Match nul.
Je fuis les militaires parce que je suis le genre d’irresponsable qui prône le pacifisme, le genre d’emmerdeur qui veut comprendre plutôt qu’obéir.
Pas de chance, je suis né dans un pays et à une époque où les jeunes hommes devaient obligatoirement faire leur service militaire.
Pas de chance, je suis né dans un pays et à une époque où les jeunes hommes devaient obligatoirement faire leur service militaire. Un an de jeunesse gâché à désapprendre la vie dans une colo sous-équipée. Une soumission constante à des douchebags qui hurlent des ordres et dont la mission n’est pas de restaurer la paix, mais de faire de ta vie un enfer. Ou, comme disent les anciens, de t’aider à « devenir un homme ».
Les étudiants peuvent repousser leur service jusqu’à leurs 22 ans. Ensuite, ils se plient ou esquivent en se faisant réformer. À moins d’avoir la chance d’être aveugle, épileptique, paraplégique ou trisomique, il leur faudra jouer de subtilité et simuler un handicap invisible : la maladie mentale. Mais sous sa forme lourde, parce que la légère est plutôt un atout dans une caserne, ha ha ha !
Mon père m’avait averti : au début du service militaire, toutes les couches de la société sont représentées, de l’idiot de village au futur prix Nobel. À la fin, il n’y a que des idiots de village. On appelle ça le nivellement par le bas.
Mon père m’avait averti : au début du service militaire, toutes les couches de la société sont représentées, de l’idiot de village au futur prix Nobel. À la fin, il n’y a que des idiots de village.
À 22 ans, je suis donc convoqué. Je contacte une psychiatre civile pour qu’elle m’écrive une lettre de complaisance (moyennant finance). Le scénario est simple : comme je ne peux pas prétendre être débile vu que je fais des études supérieures, je serai lourdement carencé du côté affectif et totalement dépendant de ma maman. Un pauvre petiot qui ne survivrait pas 48 heures dans un régiment. En signant la précieuse lettre, la psy me recommande de ne pas « jouer le débile », parce que les médecins militaires n’aiment pas qu’on se paie leur gueule.
Par un beau matin ensoleillé, j’arrive à la caserne de Vincennes. Cheveux gras, raie sur le côté, lunettes de nerd, anorak zippé jusqu’au cou, pantalon trop court, j’incarne avec grâce le jeune puceau habillé par une mère en perte cognitive.
Ma mission : passer deux jours dans cet environnement hostile en m’efforçant de ne regarder que mes pieds. Un gradé nous sert un discours de bienvenue qui vise à nous faire sentir comme des déchets. On nous assoit ensuite dans une salle de classe pour les évaluations psychotechniques. Comme je suis supposé être intelligent malgré mon look de balai à chiottes, je réponds de mon mieux au test écrit. La cloche sonne avant que j’aie fini, mais j’ai 100%. Duh. On me propose alors de suivre une formation d’officier, ce que je refuse, à la grande surprise de plusieurs de mes frères d’armes, qui ont eu des notes de merde, mais rêvent de faire partie de l’élite militaire.
Vient ensuite la visite médicale, sorte de déambulation au salon du malaise, où chaque stand te propose une activité.
Vient ensuite la visite médicale, sorte de déambulation au salon du malaise, où chaque stand te propose une activité : pesée, prise de sang, mesures, rythme cardiaque, tension, exploration du fond des yeux et du fond du slip. J’en profite pour rater mon test d’urine, trop perturbé par l’absence de ma mère pour pisser dans un tube.
Ensuite, on se dirige vers le test d’audition. Ça fait quelques minutes que je suis derrière un jeune chevelu qui n’a visiblement pas consulté la même psy que moi parce qu’il joue au débile profond avec une franche théâtralité. J’ai beaucoup de mal à ne pas rire. Il passe maintenant dans la cabine qui sert à évaluer l’acuité auditive. Il s’assoit lourdement sur le tabouret, face à la vitre qui le sépare de l’opérateur, et se met les écouteurs sur le front, sans jamais arrêter de loucher. Je me mords les lèvres. L’opérateur, qui trouve ça moins drôle, entre dans la cabine pour lui remettre le truc sur les oreilles. En principe, la future recrue doit lever la main chaque fois qu’il entend un son. L’opérateur manipule ses contrôles, je devine qu’il aurait dû voir une main se lever depuis longtemps, et que ti-clown doit maintenant avoir l’équivalent d’un Boeing dans les tympans. Soudain, miracle ! Le cobaye lève un bras comme un pantin désarticulé ! Ma lèvre inférieure est en sang. Tant pis, je ferai passer ça pour de l’automutilation.
Je finis la visite devant un médecin militaire à qui je remets la lettre cachetée de la psy. Il la lit en silence devant moi, visiblement frustré de devoir priver la France d’un si fier soldat. Il ne peut se permettre de renverser l’avis d’une psy qui est censée me suivre depuis des années. Qu’à cela ne tienne, il se vengera probablement sur mon ami le tragédien, que je devine moins bien équipé que moi pour la fraude psychiatrique.
J’étais « P4 », c’est-à-dire exempté pour motif psychologique de niveau 4 : le plus haut grade de taré !
Après plusieurs semaines de suspense, j’ai reçu la confirmation de ma liberté. J’étais « P4 », c’est-à-dire exempté pour motif psychologique de niveau 4 : le plus haut grade de taré !
J’ai eu droit à un bisou de ma maman et à l’acquiescement silencieux de mes grands frères, tous deux réformés.