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Le matin, j’ai un nouveau petit rituel.
Sous la couette, en attendant que mon thé infuse, je passe en revue les applications de mon téléphone dans un ordre immuable : d’abord quelques articles du Monde, de Libération ou du New York Times (pour ma bonne conscience journalistique), la météo, Instagram, parfois Twitter mais surtout… le petit carré rose de l’application Ventes Privées.
Sur mon compte en banque, le découvert de la fin du mois ne m’empêche pas d’ajouter frénétiquement des articles inutiles dans mon panier virtuel.
Au menu d’aujourd’hui : -59% sur des enceintes JBL, des paires de Vans à 32 euros et des vélos d’intérieur à moitié prix. Sur mon compte en banque, le découvert de la fin du mois ne m’empêche pas d’ajouter frénétiquement des articles inutiles dans mon panier virtuel. La plupart du temps je finis par abandonner mon téléphone sur l’oreiller, attirée par l’odeur des œufs au plat que mon copain prépare dans la cuisine. Mais le manque se fait rapidement ressentir. Et si ce tapis berbère à 99,99€ était sold out d’ici la fin de mon assiette ?
Ces « promotions » quotidiennes ont le chic pour déclencher chez moi d’irrésistibles envies d’aspirateur sans fil ou de drap housse en percale. À noter que je suis pourtant déjà l’heureuse propriétaire d’appareils électroménagers et que mes tiroirs sont suffisamment remplis de linges de maison. Alors pourquoi cette envie insurmontable d’acheter des objets à l’utilité discutable ?
Your order has been shipped
J’ai toujours aimé dépenser mon argent. Dans les restaurants principalement, en voyage, dans une salle de concert, au bar… Mais ces lieux de prédilection – associés à des plaisirs éphémères – ont disparu de mon quotidien. Alors le besoin d’alléger mon portefeuille ailleurs et dans des objets concrets est apparu progressivement. La crise sanitaire m’a poussée, comme beaucoup de consommateurs, à assouvir ce besoin depuis mes appareils numériques. « La vente en ligne a gagné deux à trois ans de développement en trois mois de temps », estimait en septembre le président de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance, François Momboisse. Souvent au détriment des petits commerçants. Depuis le début de la pandémie et le premier confinement, les Français se sont lancés à corps perdu dans la grande orgie du shopping en ligne, organisée par Amazon, Vinted, Asos, Uber Eats et leurs comparses. Et avec les deux grandes messes de la consommation – Noël et le Black Friday – le phénomène n’est pas près de ralentir.
Le « merci pour votre commande » du mail de confirmation déclenche automatiquement chez moi l’apparition de sentiments conflictuels : plaisir, excitation, joie, culpabilité, remords.
Dans ce monde dystopique où une attestation est nécessaire pour acheter du camembert et des tampons, j’ai trouvé refuge dans les catalogues de sites d’ameublement, le nouvel onglet boutique d’Instagram et les newsletters de l’onglet « promotions » de ma boîte mail. Chaque jour, j’enregistre des articles dans la barre des favoris de mon navigateur. Trop souvent, je cède. Les tactiques des géants de la vente en ligne pour diminuer ma vigilance s’avèrent efficaces et ces dérapages me laissent toujours avec la sensation d’avoir acheté un produit à l’insu de mon plein gré quand je rentre les chiffres de ma carte bleue sur leur interface.
Les stratégies sont multiples : la promo flash qui pousse à acheter par peur de rater l’occasion du siècle (« Pas une minute à perdre pour saisir l’offre Black Friday ! ») ; le crédit à la conso (« Payez cet article en trois fois à partir de 100 euros ! ») ; ou encore la ristourne du premier achat (« 20 euros de réduction en vous abonnant à notre newsletter ! »). Après avoir cédé à l’une de ces sollicitations, le « merci pour votre commande » du mail de confirmation déclenche automatiquement chez moi l’apparition de sentiments conflictuels : plaisir, excitation, joie, culpabilité, remords.
D’après Isabelle Barth, chercheuse et auteure de l’essai Voyage au cœur de l’impulsion d’achat, cet acte répond à quatre critères : ressentir un désir spontané et urgent d’acheter (« Fantastique ce porte-encens en céramique ! ») ; être dans une situation de déséquilibre psychologique qui s’exprime par une perte de contrôle temporaire causée par ce désir soudain (« il me le faut ab-so-lu-ment ! ») ; faire l’expérience de lutte et de conflit psychologiques qui se traduit par une évaluation positive de l’achat au détriment de ces aspects négatifs (« il complétera parfaitement la collection de porte-encens dont je ne me sers jamais ! ») ; et enfin, avoir une évaluation cognitive réduite et agir sans mesurer les conséquences de son acte (« allez, j’achète même si je suis à découvert ! »).
Scroller, cliquer, acheter
Il existe au moins une constante en ces temps de pandémie et de vendredi noir : le capitalisme règne toujours en maître sur internet. Revendeurs, instagrameurs et influenceurs ont plus que jamais soif de mon attention et de mon argent. Et je le leur donne trop facilement. Il y a quelques mois, l’Agence de la transition écologique (Ademe) publiait un guide sur « la face cachée du numérique ». Elle y explique notamment que « le e-commerce limite les déplacements des clients mais il facilite la surconsommation » : sur-sollicitation de l’attention et techniques publicitaires agressives sont devenues notre lot quotidien.
Alimentation, vêtements, biens culturels et technologiques, services bancaires, vidéos à la demande… Le monde à portée de clic. Un pantalon qui moule en taille 40 ? Envoi Gratuit. Trop petit ? Retour gratuit.
Le consumérisme est devenu une religion où le produit est le fétiche et la publicité un évangile. En tant que fidèles, il nous est devenu difficile de nous soustraire aux dogmes imposés par les plateformes de e-commerce. Plutôt que de descendre au restaurant du coin de ma rue pour récupérer un repas à emporter, je préfère commander sur Deliveroo un burger qui arrivera froid, de l’autre bout de la ville, dans la sacoche d’un livreur mal payé. La « présence », de plus en plus repoussée par la numérisation, joue pourtant un rôle-clé dans notre tissu social. Avec l’achat en ligne, cette géographie disparaît. Alors à l’heure où les petits commerces rouvrent n’y-a-t-il pas d’autres lieux qu’internet pour faire chauffer ma carte bleue, et surtout de manière plus consciente ? Tous ces produits qui étaient restés accessibles aux consommateurs en ligne sont maintenant à nouveau disponibles in real life.
Depuis le début de cette pandémie, l’acte d’achat est plus que jamais devenu militant. En tant que consommatrice je peux choisir la voie facile ou choisir d’emprunter les rues adjacentes. Rien de ce qui se trouve en ligne n’est impossible à trouver en ville.
Alors le soir, j’ai aussi un petit rituel.
Après avoir résisté toute la journée aux viles tentations tapies aux quatre coins de mon téléphone, je prends ma bicyclette. Je remonte la rue jusque chez mon caviste et je l’écoute me conseiller : « Tu es plutôt Gamay ou Syrah ? » En face, le fromager me fait des signes pour venir goûter son beaufort « 16 mois d’affinage ». J’en prends une tranche. Et sur le retour, je remarque que la boutique de vinyles a remonté son rideau de fer. En arrivant devant ma porte, la satisfaction d’avoir bien dépensé mon argent m’envahit : mon panier est rempli. Sauf que c’est celui de mon vélo.