Comment devenir le « darling » d’internet avec Keanu Reeves

Tout le monde aime Keanu Reeves.

Du moins, j’espère. Il faut vraiment avoir une vendetta personnelle contre lui ou le cœur pourri par la jalousie et l’amertume pour éprouver des sentiments hostiles envers l’immortel interprète de Neo et John Wick.

La relation entre le beau Keanu et le reste du monde n’a cependant pas toujours été aussi harmonieuse. Avant de connaître le succès avec La Matrice en 1999, il était largement perçu comme un acteur de piètre qualité. Un beau visage utilisé par Hollywood pour attirer la jeune clientèle au cinéma. Le critique Paul Tatara de CNN avait qualifié sa performance dans The Last Time I Committed Suicide en 1997 de « dépourvue de talent ». Quelques années plus tard, son collègue Paul Clinton affirmait que sa performance dans La Matrice: Révolutions était « un gaspillage de bonne technologie ». Surtout qu’à l’époque, les critiques avaient beaucoup plus de poids dans la conscience populaire. Avant Rotten Tomatoes, c’était beaucoup plus difficile d’avoir l’opinion du vrai-monde-ordinaire-comme-nous. Alors on se fiait aux critiques.

Comment Keanu Reeves s’est-il refait une image publique pour devenir le darling d’internet ? En l’honneur de la sortie du nouveau chapitre de La Matrice le 22 décembre prochain, déconstruisons le personnage à l’écran comme dans la vraie vie afin d’encore mieux l’apprécier.

Moi aussi, je l’aime, Keanu, bon. Il y a plein de leçons à apprendre de sa carrière.

Dans son manuel d’autoévaluation Managing Oneself, l’expert en gestion Peter Drucker affirme que s’il est crucial de connaître ses forces et ses faiblesses pour connaître du succès, c’est pour mieux se placer en position de réussir. « On ne performe qu’en position de force », affirme Drucker dans ce manuel qui aujourd’hui est une lecture obligatoire dans la majorité des cours de gestion aux États-Unis. « L’idée de travailler sur vos faiblesses est noble, mais elle vous mènera tout au mieux à la médiocrité. Travailler à partir de vos forces vous mènera à l’excellence. »

J’ignore si Keanu Reeves a lu Peter Drucker, mais à partir de la fin de la trilogie de La Matrice en 2003, il s’est mis à appliquer cette règle à merveille à sa carrière. Bien qu’il ne soit pas SI mauvais que la critique l’ait prétendu dans les rôles de composition (il se débrouille, sans plus), Reeves s’est mis à se concentrer sur les rôles qu’il se savait capable de jouer : les héros de film d’action taciturnes à la Clint Eastwood. Ceux qui n’ont pas trop besoin de parler parce qu’ils sont occupés à tuer des gens et/ou à faire des choses plus importantes qu’avoir des relations avec d’autres humains. Du moins, pour les films à grand budget : Constantine (2005), The Day the Earth Stood Still (2008), 47 Ronin (2013), John Wick (2014).

Ce que trop peu de gens savent encore aujourd’hui, c’est que Keanu Reeves a joué dans un grand nombre d’excellentes productions indépendantes pendant cette période comme l’excellente comédie Thumbsucker ou l’adaptation de Philip K. Dick A Scanner Darkly, un film de Richard Linklater trop vite oublié après son échec au box office. Cependant, Reeves semble s’être dit que s’il se faisait voir dans une grosse production, ce serait selon ses propres termes, et il est resté fidèle à cette philosophie au fil du temps.

Cette compréhension de soi et cette humilité créative ont frappé une corde sensible avec les audiences. Tout le monde l’ayant vu jouer dans les années 90 sait que Keanu Reeves n’a pas une énorme portée en tant qu’acteur. Un peu comme Clint Eastwood. Contrairement à la majorité des acteurs hollywoodiens, Reeves a appris de ses échecs et a arrêté de pourchasser tous les rôles pour se concentrer sur deux choses : 1) ce qu’il fait de mieux, et encore plus important, 2) ce qu’il aime faire.

Une autre particularité de l’image de marque de Keanu Reeves, c’est qu’elle semble spontanée et transparente. Elle est également très minimaliste et portée en majorité par l’admiration des quidams via les partages d’articles, photos et mèmes sur les réseaux sociaux. Ces partages font référence au charisme discret de l’acteur, aux tragédies qui ont marqué son passé, à sa générosité spectaculaire. Pourquoi entretenir une stratégie de relations publiques quand l’internet peut le faire pour nous, hein ?

Keanu Reeves a maîtrisé un aspect de la célébrité au 21e siècle avec lequel la plupart de ses collègues en chient : le contrôle du message. En n’étant pas sur les réseaux sociaux, Reeves n’entretient pas de relation directe avec son audience. Cette dernière n’a, pour baser son opinion de lui, que ce qu’il raconte en entrevue et comment il se comporte publiquement. Il est vraiment très bon là-dedans. Je ne veux pas dire par là qu’il manipule les médias à n’en plus finir, mais il est passé expert dans l’art de s’en tenir à son histoire personnelle et de laisser les gens interpréter ses moindres faits et gestes.

Cette histoire personnelle fait d’ailleurs (volontairement ou non) partie intégrante de son image publique. Abandonné par son père à l’âge de trois ans, il lâche l’école à 17 ans pour poursuivre sa carrière d’acteur. Il y trouve du succès, notamment grâce à son rôle de Johnny Utah dans l’excellent film de Kathryn Bigelow Extrême Limite. La même année, sa sœur Kim reçoit un diagnostic de leucémie, une maladie qu’elle devra combattre pendant 12 ans. Keanu trouve l’amour en 1998 en la personne de Jennifer Syme. Cette dernière donne naissance à une fille mort-née, Ava Archer Syme-Reeves. Le couple éclate, puis se réconcilie jusqu’à la mort de Syme dans un accident de voiture en 2001. Une telle adversité aurait fait dérailler plusieurs carrières, mais pas celle de Keanu.

Il a décidé de transformer cette négativité. Il est devenu philanthrope et donne régulièrement et généreusement à la recherche pour le cancer et aux hôpitaux pour enfants. Il fait du bénévolat et semble aimer aider les gens en général. S’il est aussi actif sur la scène du cinéma indépendant en tant qu’acteur et producteur, c’est qu’il investit son nom, son expertise et son argent dans plusieurs projets auxquels il croit. Si Disney et Warner Brothers n’ont pas encore bouffé tout le monde à Hollywood, c’est en partie grâce à Keanu.

En fait, c’est tellement un bon gars que les gens lui inventent même de bonnes actions. La légende voulant qu’il ait donné plusieurs millions de dollars à l’équipe d’effets spéciaux de La Matrice est fausse. Il a plutôt renoncé à ses redevances sur les suites du film afin de majorer le budget d’effets spéciaux. C’est quand même gentil (notez ici que Reeves a la réputation de prendre des coupures de salaires afin d’aider les projets auxquels il participe), mais il s’agit d’une réinterprétation très généreuse des faits.

Jumelez ça à une saine tendance à profiter de sa solitude, un style vestimentaire décontracté et une COPINE DE SON ÂGE, et on donnerait le bon Dieu sans confession à Keanu.

Que doit-on retenir de cette incroyable réinvention à travers l’adversité et le jugement ? Si Keanu Reeves a une aussi bonne image publique en 2021, c’est parce qu’il a arrêté de vouloir tout contrôler et s’est investi dans les projets qui le passionnaient vraiment. Il vit la célébrité comme on aimerait tous et toutes le faire : en gardant son humilité, son individualité, et en redonnant à son prochain. C’est l’être humain aspirationnel par excellence dans la conscience populaire. Ses talents d’acteur deviennent moins importants parce qu’on va voir ses films pour lui d’abord et avant tout.

Les réseaux sociaux nous ont peut-être permis de nous rapprocher de nos vedettes préférées, mais ils nous ont aussi montré leur côté plus sombre par la bande. Plus on interagit sur ces plateformes, plus on risque de faire un faux-pas qui ternira notre réputation. Tout ce qu’on peut y faire, c’est de contrôler le message comme Keanu et laisser les internets faire le reste.