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Chronique d’un deuil béninois : nourriture des vivants, mémoire des morts
À chaque fois que l’avion atterrit au Bénin, mon estomac se réveille. Dans la moiteur de l’aéroport de Cotonou, je m’impatiente, vaguement distraite par le tapis roulant qui fait défiler les valises du vol Air France 805 en provenance de Roissy Charles de Gaulle. Il est 22 heures passées, ma faim n’a pas été apaisée par la salade de lentilles détrempée et l’insipide barquette de fusilli à la tomate que j’ai englouties dans les airs trois heures plus tôt.
Dehors, sur le terre-plein saturé de familles guettant la sortie imminente de leurs proches, mon cousin m’intercepte et me guide hors de la foule. À chaque pas qui me rapproche de la voiture je salive un peu plus, songeant à ma délivrance imminente : des casseroles et des cocottes fumantes, débordantes de ragoûts et de barbaque, un festin disposé sur la grande table en bois verni du salon de ma grand-mère, comme à chaque fois. Je sais que ma mère, mon père, mes oncles, mes tantes et mes cousins m’attendent pour envoyer le premier coup de fourchette, sauf elle. Grand-mère est morte la semaine dernière et à la tablée, sa chaise restera vide.
Entre la marmite de riz et le plat de poulet grillé, ma madeleine de Proust est aux abonnés absents : le Abôbô, ce ragoût à base d’haricots, d’ail, d’oignon, de piment et d’huile rouge que ma grand-mère faisait mijoter invariablement le soir de mon arrivée a disparu du menu. Sur le mur de la salle à manger, son portrait – une belle photo des années 80 au charme suranné – domine l’assemblée. Dans un coin, la flamme d’un cierge vacille, pareil à l’humeur des convives, partagés entre l’euphorie des retrouvailles et l’abattement du deuil. Malgré tout, au milieu du brouhaha, les assiettes finissent par se remplir et les couverts décortiquent : il est tard et tout le monde sait que la semaine sera longue.
Tontons, tatas et tontine
Dans la cour de la maison, des rangées de chaises ont été installées à l’ombre du manguier. Il fait déjà 34° degrés ce midi, mais la météo caniculaire n’a pas découragé les premières personnes venues présenter leurs condoléances. Bientôt, on manque de place : proches et moins proches s’embrassent, s’étreignent et se consolent. Et sous l’écrasant soleil de Cotonou, les vieilles tantes venues de Ouidah somnolent ou s’éventent en attendant la première soirée de veillée. Ceux qui le peuvent ont apporté de quoi participer aux dépenses des obsèques : discrètement, certains remettent des enveloppes garnies de plusieurs milliers de francs CFA quand d’autres préfèrent remplir le coffre de leur voiture de packs d’eau, de caisses de Coca-Cola ou de Fanta, qui seront ingurgités tout au long de la semaine. Parfois, ce sont d’énormes faitouts chargés d’Akassa – une pâte populaire à base de maïs fermenté – ou de brochettes de porc qu’un ami de la famille offre pour nourrir la foule présente sur place de jour comme de nuit. Chacun sait que le moment venu, ce système de tontine leur sera également utile pour enterrer un des leurs.
Au Bénin, le deuil est l’affaire de tous. Il s’expérimente comme une entreprise collective et sur plusieurs jours, avec la certitude inébranlable que la mort n’est jamais une destruction totale ou définitive. Chez les Yorubas – l’ethnie de ma famille – on dit souvent que les morts ne sont jamais vraiment morts et que la frontière est poreuse entre le monde des vivants et celui de ceux que l’on a perdu. Les ancêtres s’apparentent à des divinités dont le culte serait plus important que celui de véritables dieux : si l’Homme quitte son enveloppe de chair et de sang, c’est parce qu’il est finalement essentiellement fait d’esprit.
Alors l’événement – aussi douloureux soit-il – prend souvent des airs de fête, le temps de célébrer cet inévitable voyage d’un royaume à l’autre. Paradoxalement, le décès de ma grand-mère devient l’un des temps forts de son existence, où se transmet l’identité singulière de son clan face au reste de la société. Voisins, amis, cousins éloignés, notables et anciennes accointances feront obligatoirement une apparition dans la demeure de la défunte, souvent par affection, parfois par pur respect des traditions. Dans cette même volonté de suivre les règles, la famille directe saura rendre ces marques d’attention, le plus fréquemment par le biais de l’alimentation.
Grand-mère est partie, il nous reste encore un peu d’appétit
Dans l’arrière-cuisine, Antoinette, Leocadie et Rachel s’affairent au milieu des marmites brûlantes et des glacières pleines. Il est 20 heures et la nuit est tombée d’un coup sur Cotonou sans rafraîchir l’air pollué de la métropole. Les trois employées de maison attendent le coup d’envoi de ma tante pour réapprovisionner les hôtes en eau fraîche, bières et sodas. La veillée religieuse a débuté depuis quelques minutes et dans les rangées de chaises, les chapelets ont remplacé les éventails : au micro, le prêtre récite un je vous salue Marie que l’assemblée reprend en cœur à voix basse. Deux heures passent à égrener les prières et les bénédicités dans une atmosphère lourde de mélancolie et de contrition. Parfois, quelqu’un se lève pour répondre à un appel ou quitter discrètement les lieux, attendu ailleurs.
Mais doucement, l’agréable odeur du riz qui cuit vient chatouiller nos narines, nous extirpant progressivement de l’abattement général et décrétant un temps de pause. Comme à la fin d’un concert le silence s’estompe, laissant la place à de timides discussions et au grincement des chaises sur le béton. Dans le salon, la chaleur est insoutenable et les plats cuisinés emplissent l’air de puissants effluves humides. Ces parfums d’enfance et de vacances – mélange de bananes plantains frites et de sauce aux piments verts – me donnent le sentiment d’être exactement au bon endroit. Sur le mur toujours, ma grand-mère nous observe du coin de l’œil, comme pour vérifier que nos assiettes sont suffisamment remplies.
Ces repas – souvent épisodes de socialisation extrême et d’acrobatie diplomatique – restent éprouvants pour ceux qui portent le deuil. Et les occasions de se retrouver entre soi sont rares durant la semaine d’obsèques, pour ne pas dire pratiquement inexistants. Souvent, j’ai surpris ma mère ou l’un de mes oncles s’échapper discrètement à l’étage pour profiter d’une précieuse minute de solitude. Quelques fois, nous avons mangé dans l’intimité de nos chambres pour éviter de devoir faire bonne figure devant de lointaines connaissances : assis sur le bord du lit, la casserole à nos pieds et l’assiette sur nos genoux, nous nous sommes amusés de l’absurdité de la scène, en n’oubliant pas de saucer le fond du plat. Mais le partage de la table crée la communauté : elle se développe grâce à une assiette tendue, à l’instant où l’on invite l’autre à prendre part à son chagrin. On y trouve presque toujours la convivialité nécessaire pour surmonter la douleur sourde de la perte d’une mère, d’un frère ou d’un ami.
La fin et la faim
Sur la route qui mène à l’église, de petits nuages de poussières se lèvent au passage des 4×4 qui traversent Cotonou. Dans le ciel, le sable se mêle au brouillard d’harmattan et retombe sur le corbillard qui ouvre le cortège. Ce soir, il n’y aura pas de cérémonie : après la messe et le cimetière, nous mangeons entre nous. Autour de la table, l’appétit manque et les estomacs sont serrés : les assiettes encore remplies d’ignames et de légumes sont rapidement débarrassées avant d’aller s’allonger. Dans la cour, les piles de chaises entassées dans un coin et les quelques verres abandonnés au sol témoignent de l’agitation des derniers jours : ici, nous avons prié, chanté, mangé et dansé.
Un dernier événement marquera pour la communauté la fin de la semaine de deuil. Pour fêter la sortie de la douleur et de l’épreuve, les endeuillés se doivent de rendre leurs bienfaits à ceux qui les ont consolés et réconfortés par leur présence, leurs prières ou leur cuisine en les invitant encore une fois à partager un repas. En pensant garantir une vie aux défunts, les familles organisent parfois pompeusement les funérailles de leurs proches, au risque de s’endetter irrémédiablement. Mais la société béninoise considère que les âmes ont besoin de ces rites funéraires coûteux pour mieux se reposer.
Alors à quelques mètres de la maison familiale, une salle des fêtes a été louée pour l’occasion. Sur la pelouse parfaitement tondue, une petite scène a été montée la veille et autour, des tables de réception ont été dressées. Ici, la mort est dotée du même arsenal festif que les mariages ou les baptêmes : sous les tentes blanches, les serveurs en chemise installent les convives, servent le champagne et déposent les assiettes de gambas grillées devant chaque invité. Derrière la scène, quelques caisses de l’alcool local – le sodabi – permettront aux musiciens de tenir toute la journée, voire une partie de la nuit.
Ce soir nous fêtons encore grand-mère. Demain, nous ferons les comptes.