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Chéri, je regrette le bébé

Certains parents regrettent notre existence. C’est normal, docteur ?

Par
Émilie Folie-Boivin
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En théorie, on est tous la plus belle chose qui soit arrivée dans la vie de nos parents. En pratique, presque la moitié des géniteurs songent parfois que l’usage d’une capote, neuf mois avant notre naissance, aurait sûrement été une bonne idée. Et une poignée d’entre eux regrette carrément notre existence. C’est normal, docteur ?

« Ah merde. » C’est ce que j’ai dit quand j’ai vu mon test de grossesse positif. Pour une fille indépendante qui déteste autant les contraintes que les étreintes, avoir un bébé est un contrat 100 % permanent, qui implique que tu n’as plus de vacances et que ton nouveau boss (= ton bébé) se fout bien de te balancer des urgences quand tu es sur le point d’aller te coucher. Je n’étais pas certaine d’être prête pour ça.

Devenir mère est un processus assez brutal. Un jour, tu es enceinte jusqu’aux oreilles et le lendemain (disons 48 heures de contractions plus tard), BANG ! Tu es une maman. J’ai trouvé ça violent parce que la femme que j’ai mis toutes ces années à devenir a été reléguée sauvagement au siège du passager, par LA mère qui a pris le volant en beuglant : « Tu pensais savoir ce que c’était d’être une femme, hein ? T’AS TELLEMENT RIEN VU, MA PAUVRE. »

Tu deviens complètement perdue dans ce corps que tu ne reconnais plus, abîmé par la grossesse.

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Personne ne te dit combien la période où ton enfant veut tout le temps (TOUT LE TEMPS) être dans tes bras peut être pénible. Le docteur ne te parle pas non plus de la sacrée charge mentale qui rend ton cerveau plus encombré que l’appartement d’un acheteur compulsif. Tu deviens complètement perdue dans ce corps que tu ne reconnais plus, abîmé par la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, etc. Tu ne peux plus faire ce qui te chante à l’heure que tu veux (je ne parle pas nécessairement de rentrer saoule à deux heures du matin, mais juste de travailler un peu plus tard que 17 heures).

Être parent, c’est se réveiller crevé même quand tu as eu la chance de dormir huit heures d’affilée. C’est comprendre que tu n’avais AUCUNE IDÉE du vrai sens du mot « routine ». C’est accomplir au quotidien des tâches toutes moins valorisantes les unes que les autres –laver le carrelage à cause du bol de céréales tombé à terre, vider la poubelle à couches, essayer de sauver un cache-couche tout neuf tâché de jus de tomates – qui ne serviront jamais à bonifier ton profil LinkedIn. Et ça, c’est juste le début.

J’aime ma fille plus que tout et je ne m’en passerais plus.

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D’après une étude allemande (pays qui a le taux de natalité le plus bas au monde, j’dis ça, j’dis rien), le taux de satisfaction que tu as dans la vie chute dramatiquement dans la première année d’existence de ton enfant – une chute plus grande que celle causée par la perte d’un emploi, un divorce ou la mort de ton partenaire. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on prenne une sacrée gifle quand on déchiffre enfin la langue de bois du contrat qu’on a signé.

Née pour être mère

J’aime ma fille plus que tout et je ne m’en passerais plus – je ne dis même pas ça pour éviter qu’on me jette des pierres. Elle est devenue ma drogue (même si je n’ai JAMAIS besoin d’un fix à cinq heures du mat’). Mais je fais partie de celles et ceux qui avouent parfois souhaiter ne pas avoir enfanté. Pourtant, une étude du département américain de la Santé et des services sociaux montre que seuls 3 % des parents américains regrettent d’avoir des enfants.

Je ne dis pas que toutes les mères regrettent, mais elles sont plus nombreuses que l’on pense.

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Tout est dans le choix des mots. « De nombreuses mères ressentent une certaine forme de regret dans leur vie quotidienne, sans que ce soit un regret hermétique. C’est probablement la différence entre être ambivalente face à la maternité et regretter la maternité », explique la sociologue Orna Donath, auteure de Regretting Motherhood (Le regret d’être mère). De toute manière, cela reste tabou dans les deux cas.

Même si les pères peuvent aussi éprouver du regret, jusqu’à maintenant, les recherches se sont davantage concentrées sur les mères, comme l’a fait Orna Donath. « Je ne dis pas que toutes les mères regrettent, mais elles sont plus nombreuses que l’on pense – et surtout, que la société aimerait l’imaginer. »

Admettre ce regret serait plus difficile pour une mère que pour un père. « Car dès notre tout jeune âge, on nous enseigne que la maternité est l’essence même de notre vie. Qu’être maman est la preuve de notre féminité. C’est pourquoi il est si dévastateur pour une femme de constater que ce qu’elle ressent est différent de tout ce qu’on a pu lui dire. »

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Enfant, alors que ses amis rêvaient de devenir acteurs ou astronautes, Solène souhaitait être mère au foyer.

Alien et désillusion

Cela ressemble à la réalité de celle qu’on appellera ici Solène. La jeune femme de 28 ans n’a jamais parlé à quelqu’un du regret qu’elle ressent depuis la naissance de sa petite, qui a aujourd’hui trois ans.

Enfant, alors que ses amis rêvaient de devenir acteurs ou astronautes, Solène souhaitait être mère au foyer. Alors elle n’a pas poursuivi ses études ; faire des animaux en pâte à modeler demande de la patience, pas un diplôme.

Autant elle apprécie le temps passé avec sa puce, autant elle est contente de la voir partir chez son père.

Elle croyait qu’être enceinte serait la plus belle expérience de sa vie, mais elle a détesté sentir ce petit corps inconnu coloniser son ventre. Même sa première rencontre avec sa fille, tellement désirée, ne s’est pas passée comme prévu. « Les mères disent souvent qu’elles sont tombées amoureuses de leur bébé dès qu’il a été déposé dans leurs bras. Pas moi. Quand ma fille est née et qu’on m’a demandé de l’allaiter, j’ai bloqué. J’ai refusé. J’ai pensé que c’était dû à la césarienne, que c’était le baby blues. Mais cela n’a jamais passé. Tu sais, ma fille, je l’aime depuis le début. Mais disons que je l’aime comme si elle était la fille de ma sœur. »

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Autant elle apprécie le temps passé avec sa puce, autant elle est contente de la voir partir chez son père quand c’est son tour de garde. « Les autres mères traînent leurs enfants partout : au resto, chez leurs amis, en vacances, mais pas moi. J’aime passer du temps sans elle. » Elle culpabilise dès qu’elle rêve d’un voyage au soleil sans son bébé.

J’ai l’impression que je dois me forcer un peu plus que les autres mères.

Ça ne l’empêche pas d’être une bonne mère. Mais Solène est convaincue qu’elle est incapable de donner autant à sa fille que d’autres femmes dans la même situation. « J’ai l’impression que je dois me forcer un peu plus que les autres mères. Ça ne me vient pas naturellement. »

Parents au bord de la crise de nerfs

Faute de pouvoir se confier à leurs amis, les parents bourrés de regrets se réfugient sur Internet. Dans l’anonymat du forum I Regret Having Children (Je regrette d’avoir des enfants) – au départ, il s’agissait d’un groupe Facebook puis la conversation a migré sur un forum privé lorsque les trolls ont débarqué -, une mère rêve de se volatiliser, comme les jeunes femmes portées disparues au journal télé. Une autre pleure tous les vendredis à l’idée de passer la fin de semaine avec ses deux fils. Certaines ont leur carrière ruinée par cette maternité qui leur reste au travers de la gorge.

Mais le regret, le vrai, peut laisser des séquelles profondes.

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Pour les déculpabiliser, on pourrait leur présenter la Française Corinne Maier, économiste, psychanalyste, mère de deux grands enfants et auteure de l’essai l’humoristique – et contesté – No Kid : 40 raisons de ne pas avoir d’enfant. Pour elle, le danger est plutôt de trop aimer ses enfants. « Les aimer inconditionnellement, sans recul, sans tiers, sans limites, peut les rendre fous. On ne le dit jamais assez, aimer peut détruire », m’écrit-elle par email.

Mais le regret, le vrai, peut laisser des séquelles profondes (comme le démontrent nos deux témoignages plus bas). Heureusement, on peut bien s’en tirer avec l’ambivalence. « Plusieurs participantes à mon étude affirmaient être d’excellentes mères malgré leur regret – et leur enfant pourrait le confirmer », assure Orna Donath.

Lorsque sa fille sera en âge de penser à son avenir, Solène n’hésitera pas à lui confier son ambivalence par rapport à la maternité « mais de façon allégée ». « Je vais lui dire que ne pas faire d’études était une erreur. » Discuter avec moi a remué Solène. Elle prévoit d’aller chercher de l’aide. Ce n’est pas le happy end rassurant que les gens aiment entendre, mais elle cherche à trouver un peu de paix en se confiant à URBANIA.

C’est comment, grandir avec un parent qui aurait clairement dû continuer à se protéger ?

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Mine de rien, en parler est un acte important. « Permettre aux femmes d’exprimer leur ambivalence face à la maternité force les sociétés à remettre en question cette évidence qu’une femme doit donner la vie », note Orna Donath. Selon elle, l’avenir de la race humaine repose sur les épaules des femmes qui procréent au péril de leur périnée et qui abdiquent le partage 50-50 des tâches domestiques. Alors, il n’est pas évident de les laisser devenir maîtresses de leur corps et de se demander si la maternité est faite pour elles.

Et autant la société veut progresser, autant il y a des limites qu’elle n’est pas prête à nous laisser franchir. Elle a sûrement bien trop peur de le regretter.

***

C’est comment, grandir avec un parent qui aurait clairement dû continuer à se protéger ? Deux personnes témoignent.

Krystle, 31 ans / Fille d’une mère en quête d’attention.

Krystle avait sept ans quand elle a compris que sa mère, qui a eu cinq enfants, aurait préféré ne pas en avoir – et, plus précisément, ne pas l’avoir elle. C’était facile à deviner : sa mère le répétait à tout bout de champ. « “Tu n’aurais pas dû exister, j’aurais dû me faire avorter. Tu es la source de tous mes problèmes.” Et ça, ce sont des paroles agréables. Elle a dit bien pire », se rappelle Krystle. « Ça laisse des traces. Je suis une personne assez combative dans la vie, mais ça m’a affaiblie. Quand tu n’es pas désirée, tu n’as ni repères ni affection. Car vers qui alors se tourner pour être rassurée ? »

Sa mère voulait de l’attention et tombait enceinte dès que sa sœur attendait un bébé.

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Krystle a entrepris une thérapie lors d’une période noire où elle voulait mourir, épuisée de se faire dire que tout était de sa faute. Puis, un jour, en discutant avec sa tante, elle a compris pourquoi elle était au monde : sa mère voulait de l’attention et tombait enceinte dès que sa sœur attendait un bébé. Disons qu’il y a mieux comme raison de faire un enfant…

Aujourd’hui maman à son tour, Krystle répète sans arrêt à ses trois enfants qu’elle les aime. « Je veux vraiment qu’ils sachent qu’ils sont là pour les bonnes raisons ! » Son plus vieux, âgé de 10 ans, a été témoin des ravages provoqués par sa grand-mère, avant que Krystle ne coupe les ponts avec elle. « Quand je lui ai dit qu’il ne verrait plus mamie, il a répondu : “Elle a encore été méchante, c’est ça ? Ce n’est pas grave, maman. Toi, tu n’es pas méchante. Tu ne l’as jamais été.” »

Amélie, 35 ans / Fille d’un père vasectomisé

C’est le père d’Amélie qui n’aurait pas dû avoir d’enfant. Il est de cette génération qui faisait des bébés parce que c’était le cours naturel des choses. Ses parents l’ont eue au bout de dix ans de tentatives infructueuses. Ils sont allés jusqu’en clinique de fertilité « pour réaliser que mon père était naturellement vasectomisé. » Ils lui ont « rebranché » le canal famille, mais après sa naissance, il n’a pas tardé à se le refaire couper.

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À la maison, il évitait tous les contacts avec sa fille (sauf pour crier après). « Il n’avait pas besoin de lever la main sur moi pour faire mal. » La première relation qu’Amélie a eue avec un homme – son père – a donc été une relation de rejet. « Cela a influencé ma vie amoureuse. » Elle a longtemps eu peur d’être rejetée et était horrible avec ses fréquentations pour au moins leur donner une bonne raison de l’abandonner.

Si mon père était encore en vie, j’avancerais encore péniblement avec une plaie ouverte.

Quelque temps après la naissance de la fille d’Amélie, son père a eu un cancer et a tenté d’ouvrir la porte au dialo­gue. Amélie l’a aussitôt refermée. Le décès de son géniteur a été un moment déterminant, puisqu’elle est allée en thérapie. Neuf ans plus tard, elle se sent beaucoup plus légère.

« Si mon père était encore en vie, j’avancerais encore péniblement avec une plaie ouverte. S’il n’était pas mort, je ne sais pas si j’aurais réussi à faire tout ce travail. » Car même s’il ne lui a jamais dit qu’il aurait préféré ne pas avoir d’enfant, Amélie se l’est fait confirmer plus tard par un proche. « Tant que ton parent est en vie, je ne sais pas à quel point tu peux accepter le fait qu’il regrette ta naissance. Ça prend d’importants mécanismes de protection. Que ton parent ne veuille pas de toi, cela n’est pas envisageable. »

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