Cet article a d’abord été publié en 2018 sur URBANIA.ca. Il a été adapté.
Chère Britney,
En 2018, on a célébré le 20e anniversaire de ton premier succès : … Baby One More Time. Oui, la chanson et le clip sont parus en 1998, mais pour moi tu n’appartiens pas aux années 90 : tu es une millenium girl. LA millenium girl, même, qui a créé une nouvelle façon d’être chanteuse, en chantant le moins possible en public et en sonnant le plus artificiel possible en enregistrement (la preuve ? Work B**tch).
D’une certaine façon, tu as sonné le glas des années 90 et de la domination de la génération X; tu as inauguré un âge d’or de la pop où tes contemporains – comme Justin Timberlake et Beyoncé, nés comme toi en 1981 – sont devenus des artistes formidables. Mais pas toi : depuis 20 ans, on te tourne en dérision. On ridiculise ta voix, on te traite de Barbie sans talent (cela dit, je ne défendrai pas ici ton registre vocal, inexistant), on critique tes chorégraphies aguichantes.
Mais moi, je t’aime Britney. J’écoute tes hits en secret. Stronger, Lucky, Till the World Ends, même Circus : j’aime bien tes chansons hyper-produites, sans trop de contenu, mais pas aussi imbuvables qu’on voudrait le laisser croire. Et tu sais quoi, ma belle Britbrit ? Je te trouve très intéressante. Oui, oui, je l’ai dit : Britney Spears est intéressante.
« Elle ne chante pas. Elle ne danse plus comme avant. Ses chansons sont vides. » C’est pas facile à assumer, être pro-Britney. Outre pour les stan, ces fans intenses qui te défendent bec et ongles, tu es depuis longtemps la risée de l’industrie et des médias. Tu es un punch line pratique quand vient le temps de démontrer son insensibilité face aux problèmes de santé mentale (cue Katy Perry). On dit que tu es la pauvre victime d’une industrie crapuleuse (il y a du vrai). On ne te respecte pas. On n’ose pas imaginer que tu puisses, en partie, avoir désiré le destin extraordinaire qui a été le tien.
Musicalement, tes accomplissements ne rejoignent pas ceux d’autres princesses pop comme Lady Gaga, mais ton talent est ailleurs : force est d’avouer que tu es la meilleure pour offrir un show de lipsync rempli de succès pop du début du millénaire en te déhanchant avec juste assez de conviction (mais pas trop), comme dans le spectacle Piece of Me présenté à Las Vegas de 2015 à 2017.
Pourtant, tu es l’une des plus incroyables artistes de performance de notre temps. Je dirais même que tu appartiens à l’art contemporain, chère Britney. Le clip de… Baby One More Time est un artéfact incontournable pour comprendre l’adolescence américaine au tournant des années 2000, qui devrait être enseigné à l’université. Tu as de la graine de Cindy Sherman, à travers tous les personnages incarnés dans tes vidéoclips. Et c’est sans compter la magnifique vidéo où tu peins des fleurs sur fond de Mozart, un chef-d’œuvre d’art Internet qui calmera les plus anxieux. De l’art Internet à exposer au New Museum, right now.
AVANT… BABY ONE MORE TIME
Pour comprendre l’intérêt pour Britney Spears, il faut voir des images de toi AVANT… Baby One More Time, alors que tu es une enfant star originaire de Louisiane, devenue membre du Mickey Mouse Club avec les futurs XTina et JT. Ton charisme et ta drive rivalisent avec celle de Miley Cyrus circa Hannah Montana; tu éclipses les autres. Dans les archives de l’émission, on te sent présente, entière; d’emblée, c’est évident que tu seras une star. Ta présence scénique est époustouflante et les enfants qui regardent l’émission en redemandent.
Bien sûr, des hommes plus âgés ont flairé la bonne affaire et t’ont transformée en lolita soft porn. En 1998, tu n’as que 16 ans quand tu chantes « my loneliness is killing me » avant d’implorer qu’on te frappe… une autre fois. Problématique ? Assurément. Historique ? Bien entendu. Avec ta jupe tartan et ta blouse nouée au-dessus du nombril, tu as créé un des looks les plus inoubliables de notre époque hyper sexualisée.
UNE VÉNUS DÉNUDÉE
Mais au-delà de la figure de la Lolita, Britney, tu es une Vénus contemporaine. À la fois érotique et virginale, tu as démocratisé la nudité pop comme pas une, soit en portant des tenues couleur chair serties de cristaux Swarovski (comme dans le clip de Toxic), soit en ne portant littéralement… rien (dans Womanizer). Ta performance avec un serpent autour du cou aux MTV Video Music Awards en 2001, assumant ton lipsync malgré le micro-tête (inutile), est une fiction parfaitement imparfaite. Et les paroles de I’m a Slave For You, la pièce que tu mimes, évoque la soumission en jouant sur le sous-entendu S & M de ton premier hit :
I’m a slave for you, I cannot hold it, I cannot control it
I’m a slave for you, I won’t deny it, I’m not trying to hide it.
Regard naïf, sourire contagieux, corporalité quasi pornographique. Tu es hypnotisante à bien des égards, Britney. Mais te regarder, c’est aussi ressentir un inconfort : choisis-tu de ton plein gré de te présenter de façon aussi érotisée, ou est-ce uniquement le plan de match des investisseurs-pimps – souvent masculins, et certainement pas féministes – qui ont vendu ton âme au capitalisme ? Et si ton corps, hyper sexualisé, est ton outil de travail, est-ce que cela signifie que tu es une travailleuse… du sexe ?
ES-TU CONSENTANTE ?
On ne peut quand même forcer un humain à s’exposer de la sorte pendant 20 ans sans sa coopération, non ? Loin de moi l’idée de te slut shamer, chère Britbrit – j’admire (jalousement) les personnes en forme olympienne qui exhibent le fruit de leur labeur.
On ne peut quand même forcer un humain à s’exposer de la sorte pendant 20 ans sans sa coopération, non ?
Mais je ne peux m’empêcher de me demander si tu es d’accord avec tout ça, ou si au fond tu es maintenant un zombie en choc post-traumatique, la marionnette d’un cruel manipulateur (ton père, ton gardien légal jusque dans ta trentaine ?) qui te pousse à continuer les spectacles ? (D’ailleurs, tu aurais pu attendre un peu avant de revenir à Las Vegas en 2019 avec ta nouvelle résidence, Domination).
Est-ce mon male gaze qui te retire toute forme de contrôle et de consentement, qui ne veut pas croire que tu es pleinement autonome et volontaire dans la marchandisation de ton corps ? Marchandisation qui t’a rendu incroyablement riche et populaire, oui, mais qui remplit aussi les coffres de tas d’hommes qui, on peut l’imaginer, n’ont pas toujours eu ton épanouissement à cœur.
TU ME BRISES LE CŒUR
Et je ne peux pas d’écrire cette lettre, Britney, sans revenir sur le mois de février 2007, où tu t’es rasé le crâne dans ce qui est devenu le gold standard du breakdown public. Après avoir donné naissance à tes deux fils et suite à un divorce (et un mariage) houleux avec Kevin Federline, c’est comme si tu avais catalysé toute la violence et l’exploitation subies dans l’industrie en sacrant ton succès au bûcher. Un attentat d’auto-sabotage contre ta carrière.
Oui, quelques mois plus tard, l’album Blackout et le célèbre « It’s Britney Bitch » de la chanson Gimme More ont confirmé ton image de bad girl, mais les fans comme moi avons le sentiment qu’on a perdu quelque chose de l’ancienne Britney. Depuis 2006, tu n’es plus la même. Tes yeux sont moins brillants. Ta fougue a quitté ton corps.
À ce moment-là, et à de nombreuses reprises depuis, Britney, j’ai voulu te serrer dans mes bras. Te dire que les choses n’ont pas à être ainsi, que tu n’es pas obligée d’être la Jeanne d’Arc de nos illusions collectives, l’incarnation de nos pulsions et de nos artifices servie comme divertissement à de très jeunes filles (et à une légion de gais milléniaux qui te vénèrent).
Dans le clip de Gimme More, c’est littéralement autour d’une pôle que tu te déhanches. Les paroles ne pourraient pas mieux faire allusion au regard qu’on pose sur toi depuis… Baby One More Time :
Cameras are flashin’ while we’re dirty dancing
They keep watching (They keep watching)
Keep watching
Finalement, Britney, tu es la popstar qu’on mérite, celle qui correspond à notre époque et à ses artifices. Te critiquer, c’est détester notre époque.
(D’ailleurs, Britney, je te recommande vivement l’essai Miley Cyrus ou les malheureux du siècle de Thomas O. St-Pierre. Il écrit à propos de Miley et du snobisme à son égard comme façon de détester la jeunesse, mais en le lisant je me suis dit que ça pourrait aussi être à propos de toi, même si toi et moi on n’est plus vraiment jeunes.)
Je t’embrasse, Britbrit. Prends soin de toi.
Thomas