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Il y a deux mois, Charli XCX a surpris tout le monde en annonçant la production d’un album « à la maison » intitulé How I’m Feeling Now. Un choix pas si étrange pour une « fausse » popstar mais vraie créature pop qui a choisi de flirter avec l’expérimental plutôt que d’aller titiller Beyoncé et Taylor Swift dans les charts. « Go fuck your prototype, I’m an upgrade of your stereotype » comme elle le chantait dans sa géniale mixtape Pop 2.
Depuis le mois de mars, la crise liée au COVID-19 a apporté son lot d’incertitudes, d’inquiétudes, de questionnements : Comment se protéger convenablement contre le virus ? Comment déconfiner ? Comment changer nos modes de vie pour améliorer notre futur ? Combien d’albums à la qualité contestable vont envahir les plate-formes de streaming ? Concernant cette dernière interrogation, que les mélomanes se rassurent, il y a au moins un album sur lequel on peut compter : How I’m Feeling Now de Charli XCX. D’une part, les trois singles de ce nouvel album – forever, claws et i finally understand – confirment, en furetant entre l’electronica, le glitch et même la drum & bass, les velléités de la chanteuse britannique de creuser ce sillon de la pop expérimentale qu’elle arpente depuis plusieurs années déjà. D’autre part, la production de ce quatrième album, inclusif pour sa communauté d’« angels », débordant les codes habituellement secrets de la fabrication musicale, pourrait annoncer une nouvelle façon de façonner la musique à grande échelle.
Une approche mixtape de la musique
« Au début, elle avait un petit côté Britney Spears 2.0 et plus ça va, plus elle s’affirme en une sorte de M.I.A des années 2020 » assure Nömak. Le musicien et producteur français de musique électronique âgé de 31 ans reconnaît volontiers « avoir plus écouté Autechre que Taylor Swift dans [sa] vie ». Ce qui ne l’empêchera pas d’accepter en 2017 une invitation de Charli XCX sur la mixtape Pop 2, collaboration qui donnera naissance au morceau Lucky. « La rencontre s’est faite via A.G. Cook (le producteur « attitré » de Charli XCX, ndlr). Il avait bien aimé mon EP Posthuman et il m’a dit que Charli était intéressée par tout ce qui est travail de la voix », poursuit-il. Deux ans plus tard, il est crédité comme co-producteur sur quatre des quinze morceaux que contient l’album Charli, dont le très halluciné 2099 avec Troye Sivan. « J’ai pris une intelligence artificielle de Google, Magenta, et j’ai généré plein de mélodies pour avoir un son un peu bancal, chelou, pas très humain. J’ai filé le tout à AG, qui l’a harmonisé. L’idée était de faire le morceau le plus futuriste possible », conclut le Français. En travaillant sur l’album en général, je me disais parfois que j’allais peut-être un petit peu trop loin, que j’en faisais trop. Non. J’exagère un peu mais si j’avais voulu tenter un morceau avec des aboiements de chien, je pense que j’aurais pu, tant que le truc rendait bien. »
Une envie d’expérimenter qui relève de la marque de fabrique pour la chanteuse anglaise. « Elle a une approche mixtape pour sa musique. C’est DIY tout en étant cadré, une sorte de dérapage contrôlé », d’après Nömak. C’est quelqu’un de très intense, de très travailleur, qui aime que les choses soient faites à profusion, quitte à restructurer par la suite. Elle fonctionne à l’instinct, elle n’a pas peur de se planter, elle produit beaucoup de morceaux pour n’en garder que certains. Pour Charli, on avait une cinquantaine de sons. » Pour garder la fraîcheur et la diversité de sa musique intacte, Charli XCX préfère s’entourer de nombreux producteurs dont elle viendrait butiner les tracks. « T’as umru qui est estonien, Planet 1999 et moi on est français, t’as Dylan Brady de 100 gecs, Lotus IV… On n’est pas du tout dans un processus de maison de disques », appuie le producteur. Une sorte d’auberge espagnole délocalisée à Los Angeles, où la chanteuse vit une partie de l’année, au sein de laquelle les cols blancs et les directeurs artistiques de maison de disques n’auraient pas forcément droit de cité. « On sait que les deux mixtapes Angel 1 et Pop 2 sont sorties parce qu’elle était « bloquée », qu’elle ne pouvait pas sortir de nouvelles musiques qu’elle aimait vraiment », abonde Olivier Lamm, journaliste et critique musique à Libération.
Charli XCX + PC Music = <3
Si Charli XCX est parvenue à bifurquer dans sa carrière d’un coup de frein à main sec, c’est aussi parce qu’elle s’est télescopée au milieu des années 2010 avec le label PC Music, fondé par A.G. Cook. Ce dernier passe un nombre incalculable de sous-cultures « pop », leurs codes artistiques et esthétiques, dans une grosse moulinette synthétique et numérique dont on aurait poussé les curseurs au maximum. « AG Cook est pris pour un weirdo par les gens de la pop mais aussi par les gens de la musique électronique parce que justement, il aime trop la pop. C’est ça qui est intéressant avec PC Music : un truc pété du casque avec un mec obsédé, une sorte de fétichisme pour les trouvailles », analyse Olivier Lamm. Comme une évidence, une bonne partie des artistes signés chez PC Music ou gravitant autour participent fréquemment aux albums de Charli XCX. SOPHIE, par exemple, a produit en grande partie l’EP Vroom Vroom de Charli XCX en 2016. Morgan, rédacteur de 28 ans, est devenu un « angel » de Charli par le truchement du label PC Music et de SOPHIE. « Il manquait un artiste plus fédérateur, qui réunirait toutes les facettes du label. En 2015, Charli a annoncé qu’elle allait sortir un album produit par SOPHIE et A.G…. J’étais un peu dubitatif, je ne voyais pas trop comment les deux univers pouvaient coller », expose-t-il. Puis, il y a eu le titre Vroom Vroom, une révélation pour moi. J’entrevoyais enfin l’artiste que je recherchais depuis tout ce temps. »
Sentiment partagé par Nömak : « En termes de pop, ça a un peu changé la donne de ce qui était faisable ou pas, ça a ouvert des portes. Je n’avais jamais entendu un hybride comme ça. Charli représente bien la modernité de la pop dans le sens où la dichotomie entre underground et commercial n’existe plus tellement. Il n’y a plus de lien formel entre les genres, d’une certaine manière. » Depuis 2017, A.G. Cook a été intronisé « creative director » de Charli, également responsable de la production exécutive de tous ses morceaux. « Ils se complètent assez bien : A.G. adore l’extravagance en musique mais c’est quelqu’un de très cadré, très rationnel dans la vie alors que Charli, qui adore la pop, est beaucoup plus chaotique dans son approche des choses, renchérit Nömak, je les ai vu réaliser la maquette d’un morceau en seulement vingt minutes, par exemple. C’est une symbiose qui est assez impressionnante à voir. Ils sont déjà en 5G. »
Génération Internet
Exit donc la Charli XCX un peu trop lisse qui traînait avec ses besties dans Harajuku pour le clip de Superlove, parlait de « briser les règles » en costume de lycéenne ou chantait guillerette la BO du teen movie Nos étoiles contraires. Quoique, à bien lire entre les lignes, la période « college rock » de Charli a beaucoup plus à offrir. C’est à ce moment-là qu’elle écrit des tubes pour d’autres – I Love It pour Icona Pop ainsi que Fancy et Beg For It pour Iggy Azalea – ou se fait remixer par des pointures de l’electro française telles que Mr. Oizo ou Surkin. Mieux, le titre Cloud Aura avec Brooke Candy annonce dès 2013 la Charli XCX que l’on connaît aujourd’hui. Avant même sa signature chez Asylum Records à l’âge de 18 ans, la chanteuse participait à des rave parties et publiait des tracks nu-rave très fluo kids compatible. « Des disques Internet bizarres qu’elle faisait toute seule. Il y avait déjà un amour de la pop-rock américaine un peu dégueulasse et à côté de ça, une vraie folie typiquement britannique », souffle Lamm.
Née en 1992, repérée sur MySpace en 2008, un nom de scène en référence à son pseudo MSN, Charlotte Aitchinson appartient à cette génération de digital natives pour qui Internet n’est pas un environnement nécessaire d’apprivoiser. Il en est de même pour A.G. Cook et de son laboratoire pop bizarriste post-moderne. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil aux artworks et aux vidéoclips de la chanteuse, esthétiquement proches du mouvement vaporwave qui régurgite, au premier comme au second degré, une fascination pour la culture de la fin du 20e siècle. Incidemment, le plus gros single de Charli, intitulé 1999, parle d’une nostalgie des nineties – artificielle pour elle, donc – et son clip reprend des éléments cultes de cette période. « On est face à une culture de connexion, de connectivité, c’est-à-dire que pour comprendre tel code esthétique, il faut connaître les dix précédents. C’est un principe de dévoration des contre-cultures par la pop et aujourd’hui et les contre-cultures sont sur Internet, sur Reddit, sur les rooms »,synthétise Olivier Lamm. Il y a quelques semaines, Charli XCX participait à un concert sur Minecraft organisé par 100 gecs et où une bonne partie de la « galaxie PC Music » figurait au line-up.
How I’m Feeling Now
Aussi, Twitter, Instagram, TikTok et YouTube constituent une ligne directe entre Charli XCX et ses fans. « Elle reste toujours humble et écoute vraiment les messages d’encouragement de sa fanbase, développe Morgan. Puis, j’adore sa dérision. Elle s’adapte malgré elle à son ère, le prototype de l’artiste 2.0, accessible, qui est forcément source de memes et de délires sur Internet, qui essaie toujours de se réinventer. » Olivier Lamm tempère néanmoins : « Il ne faut pas oublier que ça n’est pas une musicienne de l’ampleur médiatique de Beyoncé ou Taylor Swift. Elle « lutte » un peu de ce côté-là mais ça lui permet d’être dans cette proximité, sans une équipe de community managers, et elle le prouve dans la fabrication de ce nouvel album. » How I’m Feeling Now, donc. Un quatrième album un peu improvisé parce que, confinement oblige, on a du temps sur les bras pour faire des chansons, encore plus chez la débordante Charli. Mais possiblement l’album le plus Charli XCX-esque, sans filet de sécurité, sans major pour pousser au cul. La chanteuse a pris le parti d’inclure ses « angels » dans toutes les étapes de processus de création, du choix des micros utilisés pour enregistrer sa voix jusqu’à l’écoute de démo ou de paroles non finalisées en passant par les screens de ses discussions avec A.G.Cook, la réutilisation de vidéos de fans pour le clip de forever voire de simples questions lors de sessions Zoom. Nömak pense que « la façon dont elle communique sur les réseaux reflète assez bien la personne qu’elle est dans la vraie vie ». Sa musique aussi, avec un titre aussi évocateur pour son dernier album.
Autre signe révélateur d’une Charli XCX qui en dit long sur Charlotte Aitchinson ? Elle collabore essentiellement avec des artistes femmes, transgenres ou rattachés à la cause LGBTQ+. « C’est très naturel et c’est une forme de militantisme. C”est la première, quasiment, à ce niveau-là, à avoir systématisé ça », assure Olivier Lamm, qui continue : « Elle n’est pas du tout instrumentalisée, ce qui la rend vachement intéressante comme créature pop. On sort de trente ans de slut-shaming mêlé à une envie de dénuder ou de rendre toujours plus sexy les popstars. Charli XCX, elle, débarque pour jouer de ça de manière totalement volontariste sans pour autant être arriviste. Le sous-texte, c’est : je fais ce que je veux. » Ou, comme elle le chante dans le morceau Femmebot – titre-symbole pour une popstar futuriste : « I get what I want, like it or not. »