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“Tu mérites de mourir”, “sidaïque”, “toi faudrait te violer pour que tu comprennes”, “je sais où tu habites”, “grosse pute à nègre”, “les gauchos comme ça, c’est l’exemple parfait de pourquoi on fait des génocides”… Voici un recueil d’exemples issu du harcèlement quotidien que reçoivent ces tiktokeur·ses antifascistes français·es… Ils et elles ont décidé de se faire entendre sur le réseau social chinois pour lutter contre toute discrimination pénalement répréhensible (racisme, sexisme, antisémitisme, LGBTphobie…) et se font visiblement censurer.
7 millions de Français·es visitent TikTok chaque jour. Plus de la moitié a entre 15 et 24 ans. Le propre de ce média social, c’est de publier des vidéos courtes et efficaces. Ce qui génère des “vues” très rapidement. Pour beaucoup, Tiktok est plus qu’un outil pédagogique, c’est un pouvoir. Alors que des influenceur·ses politisé·s à gauche tentent de mettre en garde contre la montée de l’extrême droite, des raids de la fachosphère parviennent à s’organiser pour faire supprimer leur contenu de Tiktok, ou suspendre/bloquer leurs comptes. Voyons comment.
Avec 144k abonnés, Supersero est le seul en France à produire des vidéos Tiktok pour informer sur le sida, en tant que personne concernée. Il fait l’objet de harcèlement quotidien. Un jour, il décide de créer une vidéo en reprenant les commentaires les plus violents qu’il a reçus. Sous fond de musique douce, on peut lire : “Les séropositifs sont des sales chiens qui ne méritent que la mort vous ne méritez pas d’avoir de sexualité, Dieu seul sait à qui tu as refilé ta sale maladie de merde…” Mais c’est sa vidéo qui est supprimée par le logiciel, plutôt que le compte de l’auteur de ce commentaire. Supersero est signalé pour “harcèlement et intimidation” suite à cette vidéo. Pendant 6 mois, « Tiktok m’envoie une mise en garde que mon compte va être supprimé », raconte Nicolas Aragona alias “Supersero”, qui en a fait un livre. « C’était la panique totale, je me suis mis à m’auto-censurer, tout pouvait m’être reproché. » Il se souvient de messages “hyper violents” venant de Tiktok comme “Vous avez violé nos consignes de sécurité”. Pour avoir rappelé qu’une personne séropositive sous traitement ne transmet pas le VIH, et donc qu’elle n’est pas tenue de “prévenir” ses partenaires, il est traité de “violeur” et finit par être banni du réseau social pour “désinformation dangereuse et mise en danger”.
« Les menaces de la plateforme, c’est ce qui me fait le plus peur »
De son côté, il repère des comptes qui “expliquent qu’on peut guérir du VIH avec des plantes”. « Je les signale et il ne se passe rien. Ils sont toujours là », se désespère l’influenceur. Scénario similaire lorsque le chanteur québécois Bernard Lachance affirme que le sida et la covid-19 sont “des inventions de Big Pharma”… Supersero décide d’en faire une vidéo pédagogique pour lutter contre le complotisme. Sa vidéo est alors supprimée. Quand il reprend une campagne nationale des laboratoires pharmaceutiques sur le traitement contre le VIH, sa vidéo est encore retirée. Quand il dénonce une campagne allemande de 2009 qui comparait les personnes séropositives à Hitler, il est signalé en masse par la droite.
Face au harcèlement, Supersero demande plus de soutien de ses camarades. Car « il faut qu’on s’organise, qu’on s’éduque entre nous, des antiracistes peuvent être sérophobes, tout le monde l’est, même moi ». Mais « les menaces de la plateforme, c’est ce qui me fait le plus peur », admet-il. « C’était évident que j’allais être discriminé avec mon positionnement engagé, je m’y attendais, c’est tellement normalisé dans la rue, pourquoi ça le serait pas sur internet… mais quand j’explique clairement ma situation à Tiktok, je reçois une réponse automatique. »
“Le wokisme du wokisme”
Elsa Miské, a.k.a Zazemistan, compte près de 80k abonnés sur TikTok. A l’heure où vous lisez cet article, le nombre a sûrement déjà grossi. Elle aurait “un million de vues par semaine”, en moyenne. Féministe décoloniale, Zazem produit du contenu intersectionnel et commente le traitement médiatique fascisant des faits divers. De Mauritanie, elle raconte : « J’étais trop indignée par trop de choses, et plutôt que de le partager avec deux potes sur WhatsApp, je me suis dit autant le partager avec tout le monde, et sentir qu’on n’est pas seule à voir qu’il y a un problème dans cette société ».
« Les gens sont devenus experts autodidactes, ils se sont formés grâce à internet »
Le cyberharcèlement, elle connaît. « J’ai dû bloquer des centaines de gens je crois », soupire l’influenceuse. « Le mot viol, par exemple, est supprimé. Alors que j’en parle pour lutter contre ». Même constat pour le mot “racisme”. L’algorithme mettrait-il dans le même panier racisme et antiracisme ?
Sa politisation s’est faite sur internet, en partie. « Je suis très anti-élitiste, je pense qu’on peut être exigeante sans avoir besoin d’utiliser un langage élitiste, j’aime bien TikTok pour ça. » Le fait que ce soit très “jeune” aide beaucoup selon elle : « Tiktok, c’est un peu le wokisme du wokisme, ironise-t-elle. Les gens sont devenus experts autodidactes, ils se sont formés grâce à internet ».
Récemment, un internaute a prétendu avoir trouvé son adresse IP. Elle utilise désormais un VPN, pour changer sa localisation. « Quand j’ai un problème, je ne peux pas appeler TikTok, j’ai besoin d’un suivi, d’une aide personnalisée, pas d’un robot. »
« On va s’occuper de toi »
Olivier Hoffmann, cheminot, 128k abonnés, s’est politisé dans la rue. « Avec des potes punks, on voulait empêcher des skinheads néonazis d’occuper un parc à enfants, j’ai fini plus d’une fois à l’hosto ». C’est la solitude et le confinement qui l’ont amené à créer un compte Tiktok de vulgarisation politique. « Je reconnais les trolls qui arrivent par vague, on le sait quand ils s’organisent via Telegram ou des forums… Récemment, en une heure, j’ai reçu mille commentaires de haine. Je gère tout seul, je lis tout, je supprime et je bloque. »
Sauf que pour Olivier, le harcèlement est allé au-delà de la sphère virtuelle. Un soir d’automne 2022, après avoir fermé la gare, il se dirige vers sa voiture, et remarque qu’une auto l’empêche de manœuvrer. Deux personnes à l’intérieur baissent la vitre et lui lancent : « Arrête tes conneries sur TikTok, sinon on reviendra, on va s’occuper de toi ». A 21h30, sur un parking peu éclairé, il faisait nuit noire. Impossible de les reconnaître. Il fait remonter l’info à la police SNCF, qui va terminer le service avec lui pendant plusieurs jours suite à cet événement. « Je me suis senti en danger, on m’en veut personnellement ».
« La nouvelle génération est plus radicalisée qu’avant, dans un sens comme dans l’autre »
Pendant quelques semaines, il réduit la cadence de ses vidéos. « J’ai repris un rythme normal, mais je suis inquiet et fatigué », confie le militant antifasciste. « Ce qui les énerve, c’est qu’on vienne les contredire, démontrer que ce que dit la droite, c’est des conneries ».
Il s’est senti à l’aise d’aborder son homosexualité de manière éducative sur Tiktok. « On m’appelle le vieux, les gens qui me suivent ont entre 17 et 25 ans », rit Olivier, qui fête ses 29 ans. Selon lui, « la nouvelle génération est plus radicalisée qu’avant, dans un sens comme dans l’autre ». Sur TikTok, « ils n’ont peur de rien, vont jusqu’au bout de leur pensée ». Et quand il signale le radicalisme de droite, « ça ne marche que très rarement ». Alors des croix gammées et des saluts nazis continuent de fleurir. « On n’est pas seul·es, on discute, mais la solidarité n’est pas organisée comme c’est le cas en face, chez les droitards ».
Parmi tous ces comptes, celui de A. détonne. Elle s’est politisée très jeune, vers 15 ans, et se définit comme féministe musulmane et anti-LGBTphobies. « Les réseaux sociaux ont participé à ma politisation », indique-t-elle, même si elle allait déjà en manif avant. A l’époque, elle supprime Twitter « à cause du cyberharcèlement de mascu ».
« Je ne connais aucune meuf de gauche qui porte le voile et qui gagne plus de 100 euros par mois sur Tiktok »
Comme bien d’autres, elle crée son profil Tiktok au moment du confinement. L’idée : « Parler de ma réalité de femme voilée en France », détaille la jeune femme. Elle remarque que l’algorithme de TikTok la rend moins visible que les personnes blanches : « Ils ne savent pas dans quelle catégorie me ranger », sourit-elle. Elle compte quand même 18k abonnés. Pourtant, elle gagne très peu d’argent avec TikTok. « Je ne connais aucune meuf de gauche qui porte le voile et qui gagne plus de 100 euros par mois sur Tiktok ». Pour elle, ses vidéos sont une manière de libérer sa parole. « Mais vue ma ligne édito, je doute de pouvoir en vivre un jour ».
Dans son livre Féminisme pop culture, Jennifer Padjemi aborde l’invisibilisation des influenceuses afro-descendantes. « J’aimerais qu’il y ait la même étude sur les femmes portant le hijab », avance-t-elle. « J’ai moins de propositions de partenariats que les blanc·hes, les gens donnent moins de crédit à une meuf racisée/qui porte le voile, sur des sujets aussi politiques ».
D’ailleurs quand elle parle de blanchité, Tiktok la restreint. A. développe des stratégies pour contourner la censure et les signalements abusifs. Par exemple, « je masque des vidéos un certain temps pour éviter les contenus haineux, puis je la remets ». Elle est harcelée de tous bords : par des féministes islamophobes, par des racistes, par des hommes misogynes de sa communauté… Plusieurs de ses vidéos sont suspendues, principalement pour “racisme anti-blanc” selon TikTok. Mais elle répond à tous les commentaires, « sinon pourquoi créer du contenu éducatif ? », argue-t-elle.
« Ma parole fait du bien à certaines personnes qui ont besoin de modèles de représentations »
Si elle pouvait parler à TikTok, elle lui demanderait « de faire cesser les raids de fachos, de développer une vraie méthode anti-harcèlement, car c’est trop régulier ». Des propos qui peuvent avoir de vraies conséquences sur la santé mentale des créateur·ices de vidéos. « Quand je reçois des menaces de viol en me réveillant, j’ai un pic d’angoisse. Puis je prends du recul ».
La jeune femme ne se considère pas “militante” avec TikTok. « Le militantisme va au-delà, pour moi c’est l’action collective ». Elle fait d’ailleurs aussi des actions de terrain, des maraudes, et travaille dans l’associatif. Et puis elle reste convaincue que ce qu’elle fait est utile. « Ma parole fait du bien à certaines personnes qui ont besoin de modèles de représentations ». Quoi qu’il en soit, « si TikTok fait sauter mon compte, j’arrête tout », avoue-t-elle. « Je ne vais pas m’amuser à en créer d’autres ».
Il y a aussi le compte de Juliette, prof d’espagnol, macho.boulot.dodo (38k abonnés) qui dénonce le sexisme ordinaire, Robin, étudiant en droit, alias Politikement (86k abonnés) qui vulgarise les pièges du langage politique et des réformes à venir, ou encore celui de Mathieu Burgalassi (28k), auteur d’une grosse enquête sur le “Survivalisme”, dont la vidéo TikTok sur les 50 ans du FN a été récemment signalée par la fachosphère. « Les fafs ont très bien compris comment marche la suspension des comptes préventifs : ils signalent en masse au motif de harcèlement et intimidation », analyse l’anthropologue et tiktokeur.
« Moi on me traite parfois de “traître à ma race” : mais pas de souci, c’est le cas ! », lance Robin. « Il y a beaucoup de rancoeur chez les mecs blancs. Pour eux, je trahis le pays et mes ancêtres ; en soit oui, je n’ai aucun souci avec ça. Et encore, je suis beaucoup plus soft sur TikTok qu’en vrai », confie l’étudiant en droit.
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Quand les Tiktokeur·ses souscrivent à la version “Beta” (monétisable), l’entreprise chinoise les prévient d’emblée : “Si vous êtes associé à un projet préjudiciable pour Tiktok, on peut vous démonétiser”. Sauf que les influenceur·ses ne sont pas salarié·es de Tiktok, ne cotisent pas, n’ont aucune sécurité de l’emploi ou protection sociale. Un·e internaute qui souhaite rester anonyme, réagit : « Ils ne peuvent pas nous donner si peu, et nous enlever notre peu de liberté. C’est trop toxique, genre on ne peut pas critiquer la main qui nous nourrit comme Hanouna ».
Appel de Génération identitaire à “dégauchiser” Tiktok
Le service presse de TikTok n’a pas donné suite à nos demandes d’interview, malgré différentes relances. Il y a quelques jours, la société a reconnu que ses employé·es peuvent décider de ce qui devient viral, ou non. Quoi qu’il en soit, l’application chinoise n’est pas un espace conçu pour faire de la politique. « C’est un lieu fait pour du contenu positif, léger », précise Mathieu Burgalassi, anthropologue. « La pensée intersectionnelle, qui propose des luttes, n’y a pas sa place ».
Fin 2020, l’homme politique d’extrême droite, Damien Rieu, tweetait pour “alerter” contre le gauchisme sur TikTok. Il demandait à ses suiveurs d’investir la plateforme. Il semble avoir été entendu puisque depuis, les tiktokeur-ses de gauche ne sont pas tranquilles, à en croire leurs témoignages sur les raids qu’ils subissent. Il y a 2 mois, le média Streetpress s’est fait clôturer son compte TikTok suite à une vidéo sur les hooligans néonazis.
« Les jeunes ne lisent pas, ne regardent pas la télé, n’écoutent pas la radio, il n’y a pas meilleur moyen que de faire des vidéos qui font un million de vues »
Le 11 février 2022, TikTok a annoncé s’engager à protéger la communauté LGBTQI en interdisant les injures liées à l’orientation sexuelle/au genre. Selon une Tiktokeuse lesbienne sous couvert d’anonymat, ça n’a pas l’air de fonctionner si bien. Elle reçoit des injures quotidiennes et des menaces qui ne sont pas signalées.
D’autres, en revanche, ont la belle vie sur TikTok. Comme les masculinistes xénophobes Daniel Conversano ou Lucas Dylan. Comment faire pour que le réseau social ne devienne pas un outil de propagande de la théorie du grand remplacement ? Malgré la peur, Mathieu, Juliette, Myriam, Elsa et les autres continuent, froidement. « L’histoire du fascisme le montre : le silence est coupable. Si on ne fait rien, on les légitime… Et c’est une réalité qui s’installe, partout ailleurs médiatiquement. »
Et puis, pour eux, pas mieux que Tiktok pour se faire entendre : « Les jeunes ne lisent pas, ne regardent pas la télé, n’écoutent pas la radio, il n’y a pas meilleur moyen que de faire des vidéos qui font un million de vues ».