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Cet article a été initialement publié sur URBANIA.ca en 2020. Il a été adapté.
En d’autres circonstances, ça aurait été une belle soirée d’automne.
Il ventait un peu, mais il ne faisait pas trop froid pour un 20 novembre. Ma blonde et moi avons pris d’innombrables promenades avec notre chienne Scarlett par température semblable. L’automne avait un effet tonifiant sur notre boxer. Ce soir-là, c’était différent.
Ce soir-là, c’était sa dernière.
Ma Copine et moi avons donc décidé de lui offrir la meilleure mort possible, vu les circonstances.
Dans mon cerveau, c’était la troisième guerre mondiale. Mon lobe frontal savait très bien que c’était fini. Scarlett souffrait de myélopathie dégénérative, une maladie cruelle qui la dévorait vivante. Depuis quelques jours, ses pattes n’étaient plus assez fortes pour se tenir sur des surfaces lisses. Elle avait entrepris de vivre uniquement sur le tapis du salon et on devait la transporter dans nos bras pour l’emmener faire ses besoins. Les cinq ou six mètres de plancher de bois franc qui la séparaient de la porte étaient devenus pour elle aussi larges qu’un océan.
« Votre chien était en relativement mauvais état », me confie Dr Bernard Lemelin, un mois après avoir procédé à son euthanasie. « On laisse toujours la décision au propriétaire du chien, mais y a des euthanasies qui se font plus tôt que ça. »
Mon amygdale criait au meurtre. Elle n’a toujours pas fini de crier au moment d’écrire ces mots. À la fin de sa vie, Scarlett passait beaucoup de temps assise sur le tapis du salon, à se laisser caresser. Dans ces circonstances précises, tout était encore parfait. Quand elle ne demandait rien à la vie, elle était encore là. Encore mon bébé.
Fallait quand même que ça se passe. Même si Scarlett avait encore un équilibre de vie précaire, ses options pour le futur diminuaient. Ma copine et moi avons donc décidé de lui offrir la meilleure mort possible, vu les circonstances.
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Vivre la mort 200 fois par année
Dr Lemelin hésite lorsque je lui demande combien de fois par année il doit euthanasier des animaux de compagnie. « À la clinique, on en fait trois… peut-être quatre fois semaine ? Grosso modo, 200 fois par année. J’en fait entre une et deux par semaine moi-même », me dit-il, sans broncher.
Tous les employés qui étaient présents le 20 novembre au soir se souviennent d’elle.
Selon ce calcul, Dr Lemelin a dû euthanasier peut-être six ou huit animaux depuis la mort de Scarlett. C’est mon estimation, pas la sienne. Il se souvient quand même d’elle. Il se souvient qu’elle était une boxer et que ça a pris deux injections de sédatifs avant qu’elle s’endorme.
C’était un petit tank, ma cocotte. Elle a combattu le sommeil jusqu’à la fin.
En fait, tous les employés qui étaient présents le 20 novembre au soir se souviennent d’elle. Ils se souviennent également de moi. La technicienne Sophie. La réceptionniste Daphné. Personne à la clinique vétérinaire St-Denis n’a oublié le grand barbu qui sanglotait comme un petit garçon derrière son masque.
« Certaines cliniques refusent de faire des euthanasies à moins d’un problème médical grave. Pas nous », m’explique Dr Lemelin. « Il y a une tonne de facteurs qui entrent en ligne de compte : la maladie, les moyens financiers du propriétaire, etc. Il y a des problèmes qui se guérissent, mais qui coûtent cher. On se dit que le propriétaire est mieux placé pour savoir. »
Merci, Dr Lemelin. Merci de veiller sur les animaux du voisinage depuis près de 40 ans, même quand c’est difficile. Ce soir-là, on avait peur d’être jugés et de nous faire dire que l’heure n’était pas venue, mais vous avez tout de suite vu que ça nous pesait sur les épaules depuis des mois.
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Être accompagné
Sophie Sanscartier travaille comme technicienne à la clinique vétérinaire St-Denis depuis un an et demi, mais elle fait ce boulot depuis qu’elle est aux études. Du haut de ses 26 ans, elle a beaucoup de métier dans le corps.
La pire chose qui peut se produire c’est d’avoir de la difficulté à trouver une veine sur un animal déshydraté.
C’est elle qui nous a pris en charge, le 20 novembre au soir. On ne savait plus qui on était. On est passés devant une madame qui essayait de payer sa facture de consultation (on s’excuse d’ailleurs !) et chaque seconde d’incertitude nous plongeait dans une nouvelle vague de scénarios catastrophes qui jouaient en continu dans nos esprits depuis qu’on avait pris la décision.
Pourtant, ça ne se passe presque jamais mal.
Selon Sophie et le Dr Lemelin, la pire chose qui peut se produire c’est d’avoir de la difficulté à trouver une veine sur un animal déshydraté. Sophie a même déjà vu un heureux dénouement dans une ancienne job. Elle me raconte l’histoire d’un chat qui souffrait d’un blocage urinaire. « C’est un problème vraiment grave. Il faut prodiguer des soins immédiats et coûteux. La madame n’avait pas les moyens. » Après l’injection de sédatifs, le chat s’est mis à pisser partout. « La dame est repartie chez elle avec son animal. Je ne l’ai jamais revue. »
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La procédure d’euthanasie est plutôt simple. Le vétérinaire procède à une injection sous-cutanée de sédatifs afin d’endormir l’animal. Lorsqu’il ou elle est profondément endormi, il revient avec la technicienne, rase la patte et procède à une injection intraveineuse qui arrête le coeur. C’est là que ça peut être plus difficile.
« Le coeur arrête en premier, mais parfois c’est pas tout le corps qui meurt en même temps », m’explique Dr Lemelin. « Ça arrive qu’il y ait des contractions musculaires. Parfois même, que le cervelet envoie une commande pour essayer d’aller chercher de l’air. Ça peut durer jusqu’à deux, trois minutes. »
Aussi horrible que ça puisse avoir l’air, Sophie m’avait tout expliqué au préalable. « J’explique toujours tout en détail avant le début de la procédure, car la pire chose c’est avoir une mauvaise surprise. C’est important pour la personne éprouvée de comprendre ce qui se passe », me dit-elle.
Sophie a appliqué un bandage sur la partie rasée de sa petite patte. Un geste qui peut sembler anodin ou inutile, mais auquel ma copine et moi n’arrêtons pas de penser depuis.
Comme dernier cadeau à ses propriétaires éprouvés, Scarlett nous a épargné ce moment. Elle s’est éteinte tout discrètement, comme une chandelle. Après sa mort, Sophie a appliqué un petit bandage coloré sur la partie rasée de sa petite patte. Un geste qui peut sembler anodin ou inutile, mais auquel ma copine et moi n’arrêtons pas de penser depuis. Si se préoccuper de la dignité du chien mort d’un étranger c’est pas de la compassion pure, je sais pas qu’est-ce que ça peut-être.
Merci, Sophie. Merci de nous avoir dit et redit que c’était la bonne décision. Merci pour le bandage. On s’en rappelle encore. On va probablement toujours s’en rappeler.
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Le dernier trajet
Au milieu de notre entrevue, je ne peux m’empêcher de parler de cet horrible article paru en 2018 où un vétérinaire raconte que 90% des propriétaires d’animaux de compagnie refusent d’assister à l’euthanasier de leur compagnon. Ce même vétérinaire anonyme raconte que les chiens laissés à eux-mêmes cherchent leurs propriétaires jusqu’au dernier moment. C’est peut-être con à dire, mais ça a vraiment galvanisé ma décision de vouloir accompagner Scarlett jusqu’au bout.
Cet article a fait le tour du monde entier à l’époque. « Selon mon expérience, la plupart des gens restent jusqu’à la fin », me dit Sophie. « Les propriétaires de chiens, surtout. Ils restent presque tous. »
« Selon mon expérience, la plupart des gens restent jusqu’à la fin », me dit Sophie.
Elle poursuit en m’expliquant que c’est sûr que si un chien ne reconnaît aucune odeur familière, il va être plus stressé. De là à dire qu’il cherche son propriétaire, c’est plus difficile à affirmer avec certitude. Les réactions varient d’animal en animal.
Notre épreuve s’est finie comme ça. On a laissé Scarlett endormie sur sa belle serviette et on a laissé l’équipe de la clinique vétérinaire St-Denis s’occuper du reste. Sophie me raconte qu’elle est descendue porter Scarlett au congélateur avec un collègue en attendant que la compagnie de crémation vienne la chercher. Quatre jours plus tard, on recevait ses cendres.
Avant de partir, je m’arrête pour discuter avec Daphné, la réceptionniste qui a semblé comprendre dès la première seconde l’ampleur qu’avait le moment pour nous. Elle est toute petite et discrète, mais elle a de grands yeux qui parlent pour elle.
« J’ai un très très vieux chien. Quand je l’ai adopté, il était déjà vieux. C’est sûr que j’y pense beaucoup et que j’essaie de me comporter envers les patients éprouvés comme j’aimerais qu’on se comporte envers moi lorsque ce sera mon tour. »
Elle me raconte qu’elle travaille dans le milieu depuis quelques mois seulement. Trois mois au Centre d’urgence DMV et trois mois à la clinique St-Denis. Avant la COVID-19, elle était agente de bord pour Air Canada. Rien ne la destinait à côtoyer la mort de manière aussi régulière, mais elle est heureuse de pouvoir faire une différence dans la vie des gens. « J’ai un très très vieux chien. Quand je l’ai adopté, il était déjà vieux. C’est sûr que j’y pense beaucoup et que j’essaie de me comporter envers les patients éprouvés comme j’aimerais qu’on se comporte envers moi lorsque ce sera mon tour. »
2020 aura drôlement fait les choses. Cette année maudite aura bardassé plein de vies, donné une maladie dégénérative à mon chien, mais elle aura aussi placé des anges sur mon chemin.
Merci d’avoir compris, Daphné. Merci, parce que j’ai même pas eu besoin d’expliquer.
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Ce qui restera de Scarlett
J’ai voulu écrire ce texte pour plusieurs raisons. En premier lieu, parce que je vis un deuil et que c’est extrêmement difficile de combler le vide laissé par ma petite cocotte poilue. On ne comprend jamais l’importance d’une personne ou d’un animal avant d’être confronté au vide de son absence. Il fallait juste que j’en parle.
Il y aura des gens qui ne se foutent pas de vous et surtout pas de votre animal à vos côtés, pour vous guider dans ce processus immonde et injuste que personne n’aime.
Ma deuxième intention était de démystifier le processus d’euthanasie et de lui donner un visage. Parce que plusieurs d’entre vous qui lisez ces lignes auront à prendre cette décision éventuellement. Je ne vous mentirai pas : c’est une décision de merde à prendre et ce sera probablement la journée la plus triste de votre vie, mais vous serez accompagné. Il y aura des gens qui ne se foutent pas de vous et surtout pas de votre animal à vos côtés, pour vous guider dans ce processus immonde et injuste que personne n’aime. Vous ne serez pas seuls et vous ne serez pas mal entourés.
En dernier lieu, je voudrais m’adresser à tous les gens qui ne veulent pas adopter un animal de compagnie parce qu’ils ne veulent pas vivre le jour de leur euthanasie. Je l’ai vécu, ce jour et je vous annonce que ça ne m’empêchera pas d’avoir un autre compagnon. Oui, c’est triste. Oui, c’est horrible d’avoir à faire ça. Ça n’enlève rien aux onze années de bonheur que j’ai vécues avec ce chien et à toutes les années de bonheur que j’aurai avec un autre animal.
C’est ma responsabilité d’être triste et de m’ennuyer de mon chien. Cette tristesse me permettra aussi de mieux apprécier les moments avec mon prochain animal.
Ce qui reste de Scarlett, c’est plus qu’une poche de cendres et un sac ziploc rempli de poil. Il reste une montagne de beaux souvenirs. Il reste aussi une tristesse qui ne partira jamais complètement et c’est normal. C’est ma responsabilité d’être triste et de m’ennuyer de mon chien. Cette tristesse me permettra aussi de mieux apprécier les moments avec mon prochain animal. Arrêtons donc d’avoir peur de cette tristesse et essayons de mieux la comprendre à la place.
Ce qui reste de Scarlett, c’est aussi ce texte qui, je l’espère, vous aidera à passer à travers votre processus de deuil. Ne laissez personne vous dire « remets-toi, c’est juste un animal ». Vivez votre douleur. Passez à travers. Ne la laissez pas vous empêcher d’aimer un prochain compagnon comme vous avez aimé celui ou celle qui vient juste de partir.
Je t’aime, Scarlett. Je m’ennuie de toi. Merci de m’avoir fait comprendre à quel point je pouvais aimer.
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