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Camaïeu : une campagne qui laisse des traces
S’il vous arrive de passer, comme moi, votre pause-café à scroller les sites de shopping, celui de Camaïeu a dû vous faire avaler votre gorgée de travers. Choquant et inapproprié pour certains, brillant et couillu (si je puis me permettre) pour d’autres, ce qui est sûr, c’est que la nouvelle campagne de la boutique féminine a réussi à faire parler d’elle.
Imaginez un matin d’hiver, emmitouflé sous votre couette, vous décidez tout.e content.e, de vous vider l’esprit en organisant votre prochaine virée shopping et cliquez sur les dernières soldes de Camaïeu. Là, Bizarre ? Entre deux mannequins aux visages angéliques, tenant leurs pulls chauds par le cou, parce que c’est tendance (Big up Mbappé, ce beau gosse initiateur de mode), vous louchez sur une femme maquillée de faux bleus, le visage tuméfié, avec un message : « 1 femme sur 10 est victime de violences. Victime ou témoin, composez le 3919 »
Vous cliquez alors sur cette inhabituelle vignette, et vous voilà sur une page entière décrivant l’action de la chaîne de vêtement « En janvier 2022, Camaïeu poursuit son engagement au quotidien pour des causes qui touchent directement les femmes dans le cadre de son programme Camaïeu en Mieux. ». Et là, vous êtes sur les fesses, rongé par un suspense insoutenable ! Quoi ? Camaïeu, quelle est cette action héroïque que vous avez décidé de mettre en place pour la défense des femmes ? Un T-shirt avec marqué 3919 dessus, vendu 9,99 euros…
Évidemment l’action de Camaïeu ne s’arrête pas à un simple T-shirt à l’effigie du numéro d’écoute pour les victimes de violences conjugales. La marque collabore avec l’association Solfa en proposant à ses clientes d’arrondir le montant de leurs achats pour le reverser directement à l’association. Selon le site ce serait environ 124 000 euros qui ont pu être reversé à Solfa l’année dernière.
La campagne réalisée par Buzzman (ils méritent bien leur nom pour le coup) partait très certainement d’une bonne volonté, celle de montrer aux femmes victimes, qu’elles ne sont pas seules, tout en faisant connaître le numéro d’écoute pour les aider. Seulement voilà, pris dans le torrent infernal du bad buzz des réseaux sociaux, Camaïeu s’en prend plein la tronche pour pas un rond.
Mais alors qu’est-ce qui est reproché à cette campagne de communication de Camaïeu ? Décryptage.
LE CŒUR DE CIBLE
Tout d’abord, c’est le choix de la cible qui dérange. Camaïeu étant une boutique s’adressant exclusivement aux femmes, pourquoi avoir choisi leur boutique pour diffuser ce message ? N’aurait-il pas été plus logique exhibé devant un public masculin ? De manière générale, les femmes représentent plutôt un public averti au sujet des violences conjugales et se sentent (tristement) beaucoup plus concernées par ce sujet.
IMAGES CHOQUANTES POUR LES VICTIMES
La deuxième maladresse est liée à la première puisque non seulement le cœur de cible est plutôt à côté de l’objectif, mais en plus, d’après les réactions sur les réseaux, la campagne risque de rouvrir les plaies de certaines victimes de ces violences, qui voulaient tout simplement s’acheter un nouveau pantalon et tombe sur ces photos plutôt « malsaines ». Selon le compte twitter des Lionnes, Camaïeu « provoque chez les anciennes victimes des flashs qui leur feront revivre leur enfer à la vue de ces photos. Or personne ne souhaite subir cela de la part de Camaïeu, c’est violent et inapproprié »
LE MAQUILLAGE CARICATURAL
On voit beaucoup de campagnes de pub ou d’affiches pour dénoncer les violences faites aux femmes, avec des mannequins bleuis, grossièrement maquillés pour imiter les coups que les victimes reçoivent. Seulement, ce que les associations et victimes de violences conjugales dénoncent, c’est premièrement qu’il est malsain de maquiller ces femmes tuméfiées, car la femme battue n’est pas un déguisement, mais aussi qu’il existe des violences invisibles, psychologiques parfois encore plus destructrices et qui sont à la base de cette difficulté à en parler et à dénoncer les bourreaux. Représenter la violence conjugale par ce genre d’image, n’aide pas la cause, mais la caricature. Pour contrebalancer cette opinion, on peut également se demander si les images de mannequin mort de cancer toujours plus horrible les uns que les autres, sur nos paquets de clopes sont eux aussi caricaturales ? Faut-il passer par des images chocs et des reconstitutions pour une campagne de prévention ? Voilà la grande question qui pourrait ressortir de ce débat autour de Camaïeu.
PURPLE WASHING
Quatrième chose (promis, c’est la dernière), elle nous vient tout droit du tweet de la journaliste Matilde Meslin qui écrit : « Les violences conjugales ne sont pas forcément de gros coquards et surtout pas un outil de com ». Pour elle et de nombreuses associations de victime, Camaïeu voudrait se donner une fausse image féministe, une manière de paraître soucieux de la défense des droits de la femme, sans actions concrètes, à des fins purement commerciales.
Avec toutes ces accusations, je me demande vraiment à quoi ressemblait les réunions du pôle communication pour créer cette campagne. Était-elle composée uniquement d’hommes qui se sont demandés comment faire pour se culpabiliser le moins possible ? Ce qui est sûr, c’est que ces pros de la com chez Camaïeu, auraient dû réfléchir un peu plus aux conséquences de telles images.
Mais je suis médisant parce que Camaïeu s’engage énormément pour de nombreuses associations depuis des années. Sur leurs sites, on peut d’ailleurs trouver assez facilement la liste des partenaires associatifs pour qui Camaïeu organise souvent des collectes de dons. Parmi elles on trouve Solfa, Solidarités Femmes, Forces Femmes, Le Cancer du Sein, Parlons-en, Rose-up, ADN, Apprentis d’Auteuil…
Même si Camaïeu serait pro du purple washing, on ne peut pas leur retirer les sommes que l’entreprise a pu récolter en dons, notamment près de 600 000 euros pour Forces Femmes depuis 2017 selon eux et qui a pu permettre à 800 femmes de trouver un emploi. Alors pardon Camaïeu d’avoir été un peu dur avec vous, alors que votre argent (enfin celui de vos clientes) aide les associations de défense des femmes. Dommage quand même qu’en 2013, on ait retrouvé vos restes de vêtements dans l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui a tué 1135 ouvrières sous-payées…
Alors comme chez Urbania, on n’aime pas parler sans avoir l’avis des principaux.ales concerné.es, j’ai demandé à des victimes/survivantes de violences conjugales et des associations de lutte contre les violences faites aux femmes, de me dire ce qu’elles pensaient de cette campagne.
« Camaïeu est parti d’une bonne intention. Mais ils se sont complètement plantés malheureusement », violences_women
La première à me donner son avis a été violences_women sur Instagram « Je pense que Camaïeu est parti d’une bonne intention. Mais ils se sont complètement plantés malheureusement. » Elle poursuit : « La campagne a été faite avec maladresse. À savoir si c’est un homme ou une femme qui a réalisé cette campagne… »
« Cette campagne ne me dérange pas, bien au contraire, elle est nécessaire », Camille
J’ai donc poursuivi mon « sondage » puis rencontré Camille sur Instagram, victime elle aussi de violences conjugales et qui m’a expliqué qu’elle prenait cette campagne d’une tout autre manière. « Cette campagne ne me dérange pas, bien au contraire, elle est nécessaire. Quand on est victime de violence conjugale beaucoup dise “le plus dur, c’est de partir”. Pour ma part le plus dur, ça a été de franchir la porte du commissariat et de parler et comprendre que je n’étais pas responsable, que je ne méritais pas. Aucune femme ne mérite qu’on lève la main sur elle. Pour moi, cette campagne dit : “Ne te cache plus. Dis-le. On sait que vous êtes là quelque part et que vous êtes victime. On est là pour vous aider. Dites-le.” » Elle termine en m’écrivant : « Donc cette campagne me plaît, elle me parle, elle me convient. »
« Les lèvres fendues, je les ai eues, les coquards, je les ai eus, je suis bien contente de ne pas être tombée sur cette campagne en faisant mon shopping et avoir à me rappeler ce genre de chose », Joan
En poursuivant mes DM, je tombe également sur le message d’une femme qui me demande gentiment si c’est bien à moi qu’il faut envoyer un message pour parler des violences conjugales. Après l’avoir salué, elle se lance : « Déjà, je n’arrive pas à comprendre qui ils veulent sensibiliser avec cette campagne ? Parce que les hommes qui sont auteurs de violences conjugales, ils ne vont pas sur Camaïeu, ils ne vont pas regarder les vêtements des femmes ou leur faire des cadeaux. Il y aurait réellement quelque chose à faire sur des sites d’hommes, mais pas en maquillant des femmes. Les lèvres fendues, je les ai eues, les coquards, je les ai eus, je suis bien contente de ne pas être tombée sur cette campagne en faisant mon shopping et avoir à me rappeler ce genre de chose. »
Elle poursuit : « J’ai eu aussi une vertèbre cassée, j’ai eu nombre de coups sous les vêtements parce qu’il ne faut pas que ça se voit, j’ai été éloignée de ma famille et de mes amis, toute la violence psychologique en plus de la violence physique, c’est compliqué. C’est bien de vouloir sensibiliser, je pense que ça part d’une bonne intention, mais pour le coup, j’ai du mal à cerné le but : montrer aux femmes que les femmes sont battues ? Le problème du ciblage, c’est le vrai point noir de cette campagne. Je pense que la meilleure chose à faire quand on veut faire de la prévention contre les violences, c’est éventuellement de demander aux gens concernés, ça évite les erreurs et ça fait avancer la cause. Moi si j’avais vu un truc comme ça à l’époque, je me serais senti mal effectivement, je me serais dit oui, je ne suis pas la seule, mais ça ne m’aurait pas donné le courage d’aller voir les autres victimes, d’appeler les associations, parce que j’avais peur pour ma vie en fait. On a peur, on est bouffée par la peur donc nous, on ne peut rien faire. Moi, j’ai essayé de faire pleins de choses, il m’a toujours suivi en voiture, à pied, les menaces, etc. Ce n’est pas qu’on ne veut pas se barrer, ce n’est pas qu’on n’est pas consciente, c’est qu’on a peur. »
« Dès que quelqu’un fait quelque chose, il est attaqué, et si les gens ne font rien, on leur reproche de ne rien faire. » Laura
Enfin, en fin de journée, j’ai pu parler à Laura au cours d’un appel téléphonique qui m’a exposé son point de vue sur la campagne de Camaïeu : « Le 39 19 tout le monde ne le connaît pas, et puis tout le monde ne va pas sur les réseaux, tout le monde ne regarde pas la télé. Peut-être que là, le fait qu’une marque de vêtement en fasse la promotion, ça peut sauver des vies. Après, par rapport aux photos, moi personnellement ça ne m’a pas choqué, je peux comprendre par contre que ça puisse choquer en tant qu’ancienne victime, parce que je pense que chaque victime a sa sensibilité donc je ne peux pas parler au nom de toutes les victimes. »
Elle poursuit : « Pour mon expérience personnelle, j’ai été victime de 2013 à 2018 et à l’époque, il n’y avait rien. Le fait qu’on n’en parlait absolument pas dans l’espace public, forcément ça ne me donnait absolument pas envie d’en parler parce que quelque part, il y avait une honte, c’était peut-être moi le problème, et j’ai mis longtemps pour mettre des mots et me dire que j’étais victime de violence conjugale. Donc, pour la cible de Camaïeu, je pense que ce n’est pas qu’on interpelle les femmes, mais c’est aussi pour faire comprendre qu’on est victime, moi je le vois comme ça. Moi, je le prends pour sensibiliser qu’on peut être victime. »
Laura termine en me témoignant son étonnement face à toutes ces attaques sur les réseaux sociaux pour une campagne portant une bonne cause. « Après, j’ai vu des commentaires qui parlait des violences psychologiques que Camaïeu ignorait, c’est vrai, mais comment dans une campagne marketing, on peut représenter des violences psychologiques ? Après, on peut toujours améliorer, moi je suis pour le dialogue parce que j’ai pu voir que les commentaires envers Camaïeu étaient assez virulents, dès que quelqu’un fait quelque chose, il est attaqué et si les gens ne font rien, on leur reproche de ne rien faire. On peut faire les choses de manière maladroite, néanmoins je trouve que faire la promotion du 3919, c’est une bonne chose. Je comprends que ça peut heurter, après est-ce que ça méritait autant de virulence envers Camaïeu j’ai un doute, parce qu’aujourd’hui c’est un combat qui doit être commun, et je pense que Camaïeu a l’air d’être engagé parce qu’ils reversent de l’argent à des associations, ce qui est une bonne chose. »
Les avis divergent donc, même auprès des principales concernées. Force est de constater que Camaïeu a au moins le mérite de remettre sur la table le sujet des violences conjugales, de rappeler les numéros d’urgence et les structures mis en place pour aider les victimes, entre autres. Que la volonté sous-jacente soit leur profit, ou non, l’aide sera tout de même là, on attend juste une réponse de Camaïeu pour les victimes et toutes les femmes que la marque a pu choquer avec cette campagne.