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Caddie vide, ventre plein : à la table des choureurs anti-inflation

Entre techniques de filouterie, codes d’honneur et frontières éthiques, rencontre avec quelques experts du chapardage.

Par
Adéola Desnoyers
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Bandits, fripons, voleurs… Par nécessité ou revendication, le brigandage en supermarché est en nette augmentation. Réponse spontanée à une inflation grimpante et une précarité rampante, des profils variés sont venus grossir les rangs de ceux qui couraient déjà le risque de l’acte illicite.

Le vigile ne l’a même pas vu franchir les portes automatiques du magasin. Cinq minutes plus tard et la voilà déjà qui ressort, aussi discrète qu’elle y est entrée. “Attends qu’on change de rue et je te montre” annonce-t-elle en traversant sans regarder au rouge, pressée. À l’angle suivant, Laure* entrouvre son tote bag. Au fond, le pactole : un pot de pâte à tartiner, un paquet de tortillas, une barquette de poulet et deux avocats, “on va se faire des fajitas avec ma coloc’. Pour les légumes, c’est elle qui récupère des invendus au marché des Réformés.”

Depuis un an, la trentenaire vit avec une amie et leurs deux chats dans un petit trois pièces du quartier de Noailles, à Marseille. Laure travaille comme barman dans un rade de la ville, sa coloc’ vient de trouver un job dans l’associatif. Chacune gagne un smic mais “après avoir payé le loyer, les factures, les abonnements, les courses de base, on est à sec et pas encore à la moitié du mois.” Un soir qu’elles étaient assises à manger une assiette de pâtes sur leur minuscule balcon, en raclant le pot de sauce sur lequel elles tenaient depuis deux jours, l’idée a fait son chemin. “Franchement, je me considère comme quelqu’un d’honnête. J’ai toujours bossé, jamais été très dépensière, toujours payé pour tout. Mais là, je me suis rendue compte que si je voulais manger autre chose que des spaghettis et du riz à partir du 10, il allait falloir changer de tactique.” Le lendemain, dans les allées du supermarché jouxtant le troquet où elle passe ses journées à servir des pintes, Laure commet son premier larcin, deux boîtes d’anchois glissées dans la poche intérieure de sa veste. “J’ai failli m’évanouir en passant les portiques, mais maintenant j’ai pris le coup de main”, se marre-t-elle en tirant sur sa roulée. Sept euros d’économie, presque la moitié d’un paquet de tabac.

“Quand le PQ est à 4 euros, ça s’appelle juste du rééquilibrage”

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De Marseille à Paris, en passant par les moyennes et petites villes de France, les vols de nourriture se multiplient. Le choc de l’inflation – initialement venu des prix de l’énergie et alimenté par la crise du Covid, les conflits armés et certains événements climatiques – s’est répandu depuis longtemps aux produits alimentaires… Sur des achats de base comme le pain, l’huile ou les pommes de terre, l’INSEE a pu observer des augmentations allant jusqu’à 30% entre 2023 et 2024. Selon l’UFC Que Choisir “les hausses de prix alimentaires de 20 % à 25 % depuis 2022 n’ont pas été compensées par les revalorisations salariales ou celles des pensions. Ainsi, le SMIC n’a été revalorisé que de 12 % sur la même période.

Alors, aux éternels étudiants fauchés et retraités vulnérables sont venus se greffer d’autres profils, de jeunes actifs comme Laure qui préfèrent risquer d’être pris la main dans le sac plutôt que de jouer le jeu du grand écart rapporté par l’UFC. “ Quand tu vois que le PQ qui râpe les fesses est vendu à 4 euros, voler un ou deux autres produits à côté, ça s’appelle juste un rééquilibrage du braquage” conclut-elle, implacable. Face à cette baisse du pouvoir d’achat, la majorité de la population réduit ou modifie ses emplettes. Toujours selon l’INSEE, les dépenses de consommation des ménages en biens ont reculé de 1% en volume sur le mois de mars 2025, au plus bas depuis novembre 2014 hors crise sanitaire.

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L’inflation, que beaucoup accusent les groupes agro-industriels de savamment entretenir, aurait-elle transformé les “honnêtes gens” en “délinquants” ? Dans le trombinoscope des néo-chapardeurs, on trouve plus fréquemment qu’avant les monsieurs et madames Tout-le-monde pourtant bien arrimés à leur CDI, les indépendants qu’un mauvais mois peut faire basculer. Comme Ava*, 31 ans, qui entend bien maintenir son train de vie sans suivre la courbe des prix de son Monop : “le coût moyen d’un panier est devenu délirant et même pour moi qui gagne bien ma vie, c’est trop. Malgré tout ce que je taff, je ne peux pas me permettre de m’acheter tout le temps du bon, de la qualité. Dans ce cas-là, à quoi ça sert de bosser ?”. En deux ans, la styliste culinaire a intégré le geste transgressif à sa routine shopping, elle qui passait déjà beaucoup de temps dans les rayons des supermarchés à cause de son métier : “ j’ai pris goût au fait d’avoir des choses gratuites, c’est le feu en fait. Je vole souvent ce qui est petit et cher, en le laissant au fond de mon sac. Et si je me fais choper, je joue à celle qui n’a pas remarqué.”

Si l’art du bien manger est un privilège de classe, force est de constater que les vols alimentaires commis par les CSP+ relèvent plutôt d’un mécanisme de maintien d’un statut plutôt que d’une bascule dans la précarité, il s’agit avant tout de conserver des habitudes de consommation. “ Je n’ai pas vraiment de revendication”, admet Ava, “je ne veux pas sur-intellectualiser mon geste et me trouver des excuses. Fondamentalement je ne suis pas pour le vol, mais il y a un ras-le-bol du fric qui est fait sur notre dos par les grandes enseignes.

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Code d’honneur & transmission

La précarité, Émile* l’a connue tôt – à 19 ans – en arrivant à Paris. Pas celle à faire pleurer dans les chaumières, la véritable misère, mais celle qui frustre les jeunes ingénus venus se faire une place dans la capitale, celle qui fleure bon les APL et les baby-sittings dans des appartements faisant six fois la taille d’un studio miteux. “Pour moi, les gens qui volaient, ce devait forcément être des gens extrêmement pauvres. Et puis mes colocs m’ont mis le pied à l’étrier. Elles étaient fantasques, avaient de grands manteaux en fourrure qu’elles avaient chipé en fripe et dans lesquels elles cachaient des quantités de bouffe : foie gras, saumon, vin… C’était l’opulence, on avait envie de manger autre chose que des pâtes ! C’était déjà une forme de révolte, de colère. J’en avais marre d’être jeune, pauvre et de ne pas avoir des parents qui pouvaient subvenir à mes besoins. Il faut dire qu’en débarquant ici, je voyais des gens vivre dans une véritable opulence.

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Aujourd’hui, l’intermittent du spectacle s’est rangé des voitures, “je me suis toujours dit que si j’avais les moyens de me nourrir correctement sans voler je le ferais.” Mais de ses années de galère, il se souvient des événements qui ont fait de ces larcins une nécessité : la découverte de sa maladie de Crohn, mettant fin à un début de carrière dans le mannequinat ; le décès soudain de son père, accentuant la vulnérabilité financière de sa mère. “ D’un côté, il fallait que je me nourrisse correctement pour ma santé (ndlr : la maladie de Crohn est une inflammation chronique des intestins), de l’autre j’ai dû retourner vivre avec ma maman, pour l’aider.” Pour contrecarrer les problèmes d’argent du foyer, le jeune homme apprend à sa mère les ficelles du métier, comment piocher sans se faire choper. “Ça a été contagieux puisque mon frère et ma soeur s’y sont mis aussi. C’était presque du crime organisé” plaisante-il. “ Ce n’est pas de la nourriture mais un jour on a volé pour 400 euros, tous les quatre chez IKEA. On est partis du magasin en détalant et en se marrant comme des baleines. J’en garde un bon souvenir parce qu’on était tellement malheureux à cette époque : la vie nous avait roulé dessus alors on avait plus grand chose à perdre.

Moins tabou qu’avant, la pratique suscite même le débat entre amis – et plus rarement entre membres d’une même famille – certains échangeant leur savoir-faire sans oublier de poser les frontières éthiques de leurs exactions. “Je ne vole que dans les grandes enseignes, essentiellement Monoprix ! Après je n’aurais aucun mal à le faire dans n’importe quel magasin du groupe Mulliez, les Casino et consort. En revanche, ça ne m’arrive jamais chez mon primeur”, constate Ava. L’argent, la jeune femme préfère le mettre dans la caisse de Momo, l’épicier chez qui elle essaye de consommer un maximum avant de se résoudre à pousse les portes d’une grande surface. De son côté, Émile reconnaît ne jamais avoir culpabilisé : “c’était une forme d’injustice sociale que j’essayais de réparer. Je n’ai pas honte parce que c’était la galère et j’assume mes choix.

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Le supermarché contre-attaque

L’ampleur exacte de la hausse du nombre des vols est un secret bien gardé. En moyenne, ce que la grande distribution qualifie de « démarque inconnue » est estimée par la profession à 2 % du chiffre d’affaires. En France, selon les calculs de l’Association des métiers de la sécurité, les vols alimentaires auraient progressé de 10 % depuis le début de 2023. Interrogés sur ces chiffres, plusieurs responsables de magasins préfèrent botter en touche plutôt que d’alerter sur ce problème extrêmement délicat. “Ce n’est pas vraiment un sujet”, élude-t-on dans un Carrefour, “il n’y en a pas plus qu’avant” dixit un Intermarché. Pourtant, les vols à l’étalage enregistrés par la police ont augmenté de 14,7 % en 2024, d’après les données du ministère de l’intérieur. Des chiffres qui ne reflètent pas la réalité des vols de nourriture dans les grandes surfaces, rarement enregistrés par les forces de l’ordre, et réglés le plus souvent à l’amiable dans le magasin.

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Énième indice, dans les rayons, les antivols fleurissent : sur les paquets de saumon fumé, les gousses de vanille, les pièces de bœuf, le pastis… À la caisse d’un Monoprix du centre-ville massaliote une caissière confesse : “on est obligé d’en mettre mais ça n’arrête pas vraiment les gens. Souvent ils partent juste en courant avec les articles sous le bras.” Gaulé une bonne dizaine de fois, Emile n’a jamais eu peur de recommencer, “la première fois c’est douloureux, on se sent extrêmement humilié, il y a le regard réprobateur des autres clients. Et encore, moi je suis un mec, blanc, avec un dégaine de fils à papa. Les gens devaient penser que j’avais juste besoin d’une dose d’adrénaline alors que j’étais juste un pauvre type qui n’avait pas de blé et qui voulait finir ses études en bouffant correctement.” Attrapé un jour chez Picard, la vendeuse lui passe un savon, estomaquée par la quantité de produits qu’il avait sur lui, “je lui ai demandé si elle avait conscience que ce n’était pas elle que je volait mais une entreprise cotée en bourse.

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