Logo

Ça veut dire quoi, parler un “bon français” ?

Ou la dictature de la langue de Molière.

Par
Malia Kounkou
Publicité

Ça veut dire quoi, finalement, parler un « bon français » ? Que ce soit pendant une réunion professionnelle, en commentaire d’une copie d’examen, ou bien souligné en rouge par le correcteur; nous avons tous et toutes été ramené à cette injonction linguistique à un moment donné. Et je dis « tous et toutes » car, d’un pays francophone à l’autre, le malaise langagier reste le même, bien que les façons de l’expérimenter, elles, divergent.

J’ai donc demandé à une Tunisienne (Zeyneb), une Québécoise (Jenny) et une Française (Margaux) de m’expliquer ce que signifiait pour elles ce fameux « bon français ».

Le faux-compliment

« Tu parles bien français pour une Tunisienne. » Cette phrase exacte, Zeyneb l’a pratiquement entendue toute sa vie. Petite, elle en tirait même une certaine fierté, heureuse d’être complimentée sur sa manière de s’exprimer. Sauf qu’il ne s’agissait ni d’une remarque sur sa diction ni d’un vrai compliment. « Si tu voulais dire que je parlais bien pour mon âge, tu aurais pu dire que je parlais bien pour mon âge, sans même préciser la langue », réalise-t-elle maintenant. « Le préciser n’est pas anodin. »

«Je ne me rendais pas compte du mépris que ce genre de remarque cachait.»

Publicité

Le déclic ne viendra que plus tard, toutefois. À l’université, les « tu parles bien français pour une Tunisienne » se transforment en (légers) quolibets de la part de ses camarades. Lorsqu’elle prend la parole, son éloquence lui vaut d’être surnommée « la frenchie, la poète, la philosophe ». Lorsque d’autres élèves font des fautes de langue à l’oral, cependant, railleries et critiques s’abattent aussitôt sur eux et sur elles. Des réactions « sévères » qui rendent Zeyneb inconfortable, mais lui mettent petit à petit la puce à l’oreille.

Ce seront finalement les compliments à profusion de sa responsable française sur son absence d’accent qui apporteront la pièce manquante au puzzle. « Tu sens que ces compliments sont en comparaison avec mes collègues, donc ça ne me fait jamais plaisir », admet-elle. D’autant plus que, quelques mois plus tôt, cette même responsable déclarera à l’une de ses collègues tunisiennes qu’elles ne sont « pas de la même culture » après que ladite collègue l’ait appelée « ma belle », un mode d’interaction pourtant répandu en Tunisie.

Publicité

« Je ne me rendais pas compte du mépris que ce genre de remarque cachait », poursuit Zeyneb qui comprend à présent qu’un compliment linguistique n’est jamais gratuit et souvent formulé aux dépens des autres.

Un effort non réciproque

« Il y a le français correct qui dit que si tu veux être bien vu, tu dois maitriser à la perfection la langue », explique Zeyneb. Cette pression, Jenny l’a pour sa part expérimentée en quittant le Québec pour un court séjour sur Paris. « J’avais l’impression d’être une extra-terrestre. C’est la première fois que ça m’arrivait », en décrit-elle son impression générale.

« Au Québec, on connaît la langue française de France, on connaît les expressions, mais l’inverse n’est pas là.»

Dans un rire incrédule, elle me raconte être descendue chaque matin à la boulangerie du coin de sa rue pour un croissant et un café, mais ne s’être toujours fait servir qu’en anglais, bien qu’ayant commandé en français. Jusqu’à ce qu’au troisième matin, la boulangère s’exclame en l’écoutant parler : « ah mais c’est pas de l’anglais, ça! » Le « ça » englobant ici son accent et son français québécois, soit deux éléments qu’elle avait toujours considérés comme neutres, mais qui, au vu des fréquentes incompréhensions sur place, la convaincront de « hausser [son] niveau de langage » pendant tout le reste du séjour.

Publicité

À ses yeux, faire preuve d’adaptation n’est pas juste, car pas réciproque. « Au Québec, on connaît la langue française de France, on connaît les expressions, mais l’inverse n’est pas là », remarque-t-elle. Un exemple criant est celui des films de réalisateur québécois Xavier Dolan qui, lorsqu’ils sortent en France, sont presque toujours accompagnés de sous-titres. La même chose ne peut être dite des films français sortant au Québec. Un contre-argument réaliste serait que le français du Québec et le français de France n’emploient souvent pas les mêmes mots dans le même contexte et ne les prononce pas avec la même cadence. Il faut donc qu’une oreille étrangère s’y habitue — et, étant moi-même Française, j’admets qu’il m’a fallu un mois entier pour entrer complètement dans le bain.

«En France, l’accent compte énormément.» C’est même un signe de statut social.

Publicité

Mais, tout comme le constate Zeyneb, il y a très souvent chez les Français un « refus de s’adapter et s’intégrer tout en s’attendant à ce que tout le monde s’assimile », et cela en Tunisie comme ailleurs. « Juste ça, ça en dit beaucoup sur la hiérarchie du français », analyse ainsi Jenny sur le plan du Québec. « Il y a toujours un peu ce nuage qui flotte et qui te fait presque dire que le français québécois est inférieur au français de France. »

Une guerre des accents

Hélas, cet enjeu du classement des langues ne s’arrête pas aux frontières de la France. Intra-muros, la guerre du « vrai français / faux français » est même plus féroce, car, tout comme l’explique Margaux, « en France, l’accent compte énormément. » C’est même un signe de statut social. Elle qui a grandi en région rurale garde en mémoire l’accueil condescendant que lui a réservé la région parisienne. « On s’est tellement moqué de mon accent parce que je venais de la campagne », se souvient-elle encore.

Publicité

Le seul accent considéré comme la norme, voire le summum de l’élégance, est celui parisien. Tous les autres ont droit à des clichés tous plus réducteurs les uns que les autres. Si tu as l’accent rauque du Nord, par exemple, tu es un « beauf » alcoolique et probablement consanguin. Si tu as l’accent chantant du Sud, tu es aussi alcoolique, mais surtout très paresseux. Si tu as l’accent des banlieues (et là, allez savoir ce que cela signifie), tu as certainement un casier judiciaire depuis le berceau. « T’as le Nord, le Sud et les banlieues contre le reste », résume ainsi Margaux.

Des relents coloniaux

Pourquoi une telle hiérarchie langagière, pourrait-on donc se demander ? Que se cache-t-il derrière cette exigence d’un « bon français » parlé ? Une seule réponse : le colonialisme. Partout où la France est passée et a inculqué de gré (mais surtout de force) sa langue, celle-ci est restée la boussole du bon goût et de la bonne éducation. En d’autres termes, bien que l’occupant se soit officiellement retiré du territoire occupé, sa langue continue d’exercer sur place une domination et d’imposer ses jugements de valeur.

Par ces réactions, elle a compris que la seule manière d’exister aux yeux du « colonisateur » est de lui ressembler.

Publicité

L’homme politique français Jules Ferry, à qui l’on doit l’école gratuite et obligatoire en France, parlait dans son discours sur « les fondements de la pensée coloniale » d’un « devoir de civiliser les races inférieures » (ici comprendre : les colonies, dont faisait notamment partie la Tunisie) que se devaient d’assumer « les races supérieures » soit, les colons). Le maréchal français Hubert Lyautey allait même plus loin et parlait de « peuples arriérés ou demeurés » à qui il fallait apporter « le progrès, l’hygiène, la culture morale et intellectuelle » dans L’Atlas Colonial Français (1929).

Plusieurs années d’oppression et de répression plus tard, Zeyneb est le fruit de cette « civilisation » forcée qu’elle n’a pas eu le choix d’assimiler. Elle ne comprend donc pas que l’on s’étonne du résultat. « Je ne vois pas pourquoi ça choque autant. On est dans un pays qui a été occupé par la France pendant un siècle », rappelle-t-elle. Par ces réactions, elle a compris que la seule manière d’exister aux yeux du « colonisateur » est de lui ressembler. Depuis, Zeyneb ne prête donc plus d’attention aux éloges sur son maniement de la langue. « Pourquoi ce serait un compliment ? Je suis Tunisienne, je suis Africaine, on parle français, on a un dialecte, on a un accent. Ça n’a jamais été un compliment qu’on me dise que je n’ai pas d’accent. »

Publicité

Il faudrait donc que ce français qui se parle, qui s’exporte et qui s’adapte d’un territoire à l’autre cesse d’être jugé en fonction des lointains critères du pays qui l’a imposé. « Y’a pas un français, mais des variantes et aucune ne devrait prévaloir sur les autres », affirme en ce sens Jenny qui souhaite que cette hiérarchie des valeurs s’arrête. Pour elle, un bon français « c’est le français de la personne qui le parle, that’s it. »