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Ça va aller, tu verras
Avertissement de contenu : agression sexuelle, maladie mentale.
Salut Marie-Hélène,
Tu viens de te garer devant ton université. Tu pleures depuis une demi-heure, comme tous les matins depuis trois mois, sans comprendre pourquoi. Mais ce matin, c’est différent. Ce matin, tu as réalisé quelque chose de grave; tu as été violée.
Tu vas prendre tes affaires et aller les déposer à ta table à dessin dans le local des dplômé.es. Tu vas marcher directement vers le bureau d’aide aux étudiant.e.s et tu vas leur dire, probablement un peu trop fort : « Je me suis fait violer. »
Tu vas être immédiatement accueillie et écoutée. C’est la première fois que tu vois le regard triste, empathique et horrifié qu’on t’offre encore aujourd’hui quand tu racontes ce qui s’est passé. Tu n’arrêtes pas de dire que ton histoire n’est pas si pire que ça. Tu as eu ta révélation grâce aux témoignages d’autres victimes de ton ex et tu te dis que certaines l’ont eu pire que toi.
On va te diriger vers un centre d’aide, en t’avertissant qu’il peut avoir une longue liste d’attente. Tu commences à voir une intervenante la semaine même; ton cas est jugé urgent. Tu lui dis que tu te sens conne de ne pas avoir reconnu les signes d’une relation abusive et tu te demandes même si t’es une mauvaise féministe. Aujourd’hui, tu es contente qu’elle t’ait expliqué que non, tu n’étais pas conne, et que c’est normal de ne pas voir le grand portrait quand on n’a pas tous les morceaux du casse-tête. Elle va t’aider à mettre des mots sur ce que t’as vécu, et te donner des outils dont tu te sers encore aujourd’hui.
Malgré son aide, la prochaine année de ta vie va se passer dans un flou étrange. Tu vas finir tes études en bande dessinée sur le pilote automatique. Tu vas faire des choix que tu ne comprends pas et tu vas perdre des ami.e.s. Tu ne leur en veux pas, tu te dis que tu ne devais pas être facile à gérer.
Ton cerveau t’a protégée en bloquant les pires détails de ce qui t’est arrivé et ils commencent à refaire surface.
Tu vas déménager à Montréal sur un coup de tête. Tu vas te dire que tu le fais pour joindre un atelier de bédéistes, mais en vérité, tu veux t’isoler. Tes premiers mois à Montréal, tu vas juste survivre. Tu es très pauvre, tu peines à socialiser et tu détestes le peu de dessin que tu réussis à faire. Tranquillement, tu vas quand même rencontrer des gens. Un soir, tu te forces à aller à la fête d’une nouvelle amie, même si tout ton corps te prie de rester dans ta chambre. Tu vas y rencontrer de nouvelles amies et tu vas être fière d’être sortie de chez toi. Quelques mois plus tard, une d’elles va voir que tu t’es dite intéressée à une soirée d’humour et elle va t’écrire pour te dire qu’elle y va chaque semaine. Tu vas te joindre à cette routine.
Ça fait presque deux ans depuis ton agression et ça commence à aller mieux, même si c’est encore vraiment difficile. Tu n’es plus dans le grand flou et des fois tu t’en ennuies. Parce que maintenant, tu as des flashbacks. C’est normal. Ton cerveau t’a protégée en bloquant les pires détails de ce qui t’est arrivé et ils commencent à refaire surface. Tu te dis que si ça te revient maintenant, c’est que tu dois être capable de dealer avec. Ça t’aide à gérer.
Tu entends parler des cours du soir à l’École de l’humour et décides de t’inscrire, te disant que ça va te motiver à refaire de la bande dessinée. Tu te rappelles que, avant tout ça, t’aimais faire rire. Marie, tu vas kiffer le cours d’écriture. Tu t’y investis et trouves même que ton texte final ne serait pas mal sur scène. Un ami humoriste te convainc de l’essayer et, malgré le tract, tu adores ça. Tu t’essaies alors au programme d’écriture à temps plein. Tu es convaincue qu’il est impossible que tu sois acceptée, mais tu veux voir le processus.
À ce point-là Marie, tu vas vraiment mieux. Tu fais encore des crises de panique, comme un jour, dans le métro, quand un homme portait le même parfum que ton agresseur, mais en général, tu ne penses presque plus à ce qui est arrivé.
T’es acceptée à l’École de l’humour. Marie-Hélène. J’aimerais pouvoir te montrer l’année que tu vas passer. Tu vas rencontrer des gens merveilleux, des vrais ami.e.s, qui vont changer ta vie. Tu vas travailler fort même si, des fois, fouiller dans ta psyché pour écrire va être difficile. Vous allez jaser de culture du viol, à l’école, c’est inévitable. Tu vas brailler devant tes collègues de classe en leur expliquant ce que ça te fait à toi, une survivante, les blagues de viols. Tu vas te faire dire par certains profs que t’es trop sensible, mais t’apprends à en prendre et en laisser.
Je te le dis tout de suite, chaque vague de dénonciations va te rentrer dedans.
J’aimerais te dire que tout est va bien se passer après ça, mais ça serait un mensonge. Quand tu finis l’école, une liste va être envoyée anonymement aux différents acteurs du milieu et aux médias. Tu vas entrer en ce que t’appelles aujourd’hui ton mode « maman ourse ». Tu vas mettre toutes tes énergies à prendre soin de tes amies et ignorer tes propres besoins. La réaction de certaines personnes en humour vont te faire développer un sentiment d’injustice et d’insécurité dans un milieu que tu idéalisais encore jusqu’à ce moment-là. Je te le dis tout de suite, chaque vague de dénonciations va te rentrer dedans.
L’automne suivant, pendant ton stage, tu vas te rendre compte que tu es épuisée, vraiment épuisée. Tu ne le sais pas encore, mais tu vas être très malade. Tu ne seras pas très bonne à ton stage, Marie, et tu vas vivre ça durement. Tu vas commencer à accepter que tu aies besoin d’une pause quand le confinement va arriver. T’apprécies le timing.
Ça va être deux années particulières. Alors que tu vas avoir l’impression de te battre contre ton propre corps, tu vas remettre beaucoup de choses en perspective. Tu vas te souvenir de la thérapeute qui t’avait demandé si, dans le fond, tu avais vraiment été agressée, et tu vas réaliser combien c’était inacceptable. Tu vas commencer à te pardonner de ne pas avoir été la meilleure pour gérer ta vingtaine et à réaliser que tu as fait de ton mieux. Tu vas te pardonner aussi pour ton stage. Tu vas réfléchir à ce que tu veux vraiment faire, dans la vie, et réaliser à quel point écrire, créer, fait partie de ta nature. Tu avais oublié à quel point tu aimes raconter des histoires.
Tu vas commencer à te trouver chanceuse. T’as mal, mais t’es vivante et tu travailles fort pour retrouver ton corps et tu travailles encore plus fort sur tes projets. Y’a même des gens qui croient en toi. On t’a fait incroyablement mal, mais t’as survécu. Ok, t’aurais préféré être en sécurité que d’avoir eu besoin d’être forte, mais tu te trouves vraiment forte.
Marie-Hélène, on est en décembre 2021, ce qui marque le sixième anniversaire de ton agression. Aujourd’hui, tu parles de ton histoire en riant, les détails horribles te paraissant presque cartoonesques. Quand tu as de rares flashbacks, ils ne t’affectent plus autant. Tu as retrouvé ton rire, ton humour, et t’as une bien meilleure idée de qui tu es. Tu es fière de toi.
Marie-Hélène, je te le promets, ça va aller.