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Bobi Wine : de chanteur populaire à espoir présidentiel de l’Ouganda

Le président du ghetto n'est pas encore mort, mais a-t-il une chance d'accéder à la tête du pays?

Par
Jean-Baptiste Hervé
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En septembre dernier, le Fonds québécois en journalisme international octroyait une bourse aux journalistes indépendants Adrienne Surprenant et Jean-Baptiste Hervé pour couvrir l’élection présidentielle en Ouganda qui se tient aujourd’hui, le 14 janvier 2021. À la dernière minute, les reporters se sont toutefois vus refuser l’entrée au pays, non pas à cause de la pandémie (les règles sanitaires strictes ayant toutes été suivies à la lettre), mais plutôt à cause de conditions nébuleuses imposées à quelques heures du départ. Avec comme toile de fond une campagne électorale sanglante, Jean-Baptiste Hervé a tout de même tenu à donner un portrait de la situation.

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« Le mot liberté n’a aucune signification dans ce pays. » C’est cette phrase prononcée par Robert Kyagulanyi Ssentamu, qui me revient à l’esprit aujourd’hui. Mieux connu sous le nom de Bobi Wine, celui qui est un des chanteurs les plus connus de l’Ouganda saura aujourd’hui, le 14 janvier s’il est élu la tête du pays qui l’a vu naître. Mais au moment d’écrire ces lignes, Wine est un homme pris en souricière. Et sans l’attention médiatique internationale dont il est l’objet, il serait sans doute mort.

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Mort comme les dizaines de partisans et d’amis qui ont laissé leur vie pour que l’Ouganda change de président au terme d’une élection sanglante. Sur place, l’actuel président Yoweri Museveni continue de s’accrocher au pouvoir, 35 ans après y avoir accédé, ce qui en fait la deuxième plus longue présidence en Afrique. C’est contre lui que se présente le musicien courageux devenu politicien par nécessité.

Affiche électorale du NUP, le parti de Bobi Wine.
Affiche électorale du NUP, le parti de Bobi Wine.

Une campagne impossible

Le 3 novembre dernier, alors que Bobi Wine vient d’officialiser sa candidature, de nombreux militants le suivent et l’acclament. Mais l’ambiance en ville est tendue et plusieurs partisans sont passés à tabac par les militaires omniprésents dans la capitale, Kampala. Sur le chemin du retour, l’aspirant président sera à son tour immobilisé, éjecté de sa voiture par les forces policières puis emprisonné.

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Pendant sa détention illégale, au moins 54 personnes meurent dans les rues de la capitale où les manifestations, violemment réprimées par des balles réelles, éclatent. Baker Kato Lubwama fait partie du lot. Ce jour-là, le conducteur de boda boda (des motos-taxis) de 26 ans revient d’Entebbe. Il porte le béret rouge des sympathisants de Wine et se joint à un des rassemblements. Mauvais endroit, mauvais moment, il aurait été pris par cible par les policiers, il mourra quelques heures plus tard atteint d’une balle à la tête. La cascade d’événements marque le début d’une longue vague de répression qui se poursuit ces jours-ci alors que plusieurs militants de l’opposant politique se font arrêter ou disparaissent.

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Des journalistes empêchés de travailler

« Je n’ai jamais été aussi stressé de ma vie. » Ce sont ces mots reçus de mon fixeur en Ouganda qui me réveillent en ce matin du 30 décembre, la veille de mon départ pour cette mission de presse en Afrique. La situation est intenable, il n’a jamais fait face à autant de pression, me dit-il par texto. En voulant aller chercher mon accréditation de journaliste et préparer mon arrivée, il s’est retrouvé dans une fâcheuse position.

Depuis quelques semaines les conditions pour obtenir un permis de travail de journaliste ont changé, s’ajoutant aux consignes sanitaires strictes que tout travailleur dans les médias appelé à couvrir des événements à l’étranger doit évidemment respecter. Je m’y étais scrupuleusement conformé, mais à un mois des élections, le Media Council of Ouganda a modifié les règles du jeu. Coïncidence? On exige entre autres une lettre d’Interpol prouvant ma bonne conduite (rien à voir avec la pandémie)…

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Mon fixeur tente de calmer le jeu, on lui fait vite comprendre que les ordres viennent de plus hauts. Mais l’intimidation va plus loin : des policiers le reconduisent à son domicile et en chemin, lui font comprendre que les journalistes étrangers ne sont pas les bienvenus en Ouganda. Du même souffle, on lui laisse entendre qu’il n’est pas un bon citoyen et qu’il ne travaille pas pour la stabilité de l’État. À l’instar des journalistes de la CBC qui ont été reconduits à l’aéroport par les autorités du pays manu militari, le projet de reportage sur place vient de prendre fin.

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Un match de lutte au parlement

Le président sortant n’aurait jamais dû être autorisé à se présenter pour un sixième mandat, l’âge limite pour les candidats étant fixé par la constitution à 75 ans. Un détail qui n’a pas arrêté Museveni qui, en 2017, a tout simplement fait modifier le texte de loi.

Je songe à ces images que j’avais vues à l’époque à l’émission de Trevor Noah, celles qui ont fait le tour du monde alors que le parlement s’était transformé en ring de lutte. On y voit des députés exécuter des moulinets avec des pieds de micro. On y aperçoit aussi une dame s’évanouir et des hommes vêtus de noir intervenir au milieu des députés.

Au-delà de la caricature, l’enjeu était sérieux : il s’agissait de maintenir ou non le président au pouvoir. C’est la première option qui a été retenue par ses partisans majoritaires au sein du parlement…

L’Ouganda n’a jamais connu de transition politique pacifique. Au début des années 2000, c’est l’opposant historique et ancien médecin de M7 (surnom donné au président) Kizza Besigye qui était emprisonné et torturé pour avoir eu l’audace de se présenter aux élections présidentielles.

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Le 30 décembre dernier, c’est au tour de Wine d’être escorté en hélicoptère par des militaires lourdement armés jusqu’à chez lui pendant qu’on arrêtait son équipe de campagne, sous prétexte de réduire la propagation de l’épidémie de Covid-19. Plusieurs sont encore derrière les barreaux aujourd’hui et tout porte à croire qu’ils ont été torturés.

Dans ce contexte trouble, les experts politiques du pays prédisent une victoire écrasante du président Museveni. Une victoire qui repose sur une censure sévère, un musellement de l’opposition et, comme on l’a vu, plusieurs arrestations sommaires.

Un règne long et autoritaire

L’Ouganda est un pays que l’on nous présente souvent sous un seul angle : pour la violence de ses politiciens, le caricatural Idi Amin Dada livrant ses ennemis aux crocodiles ou encore l’histoire de Joseph Kony et son armée de Dieu recrutant des enfants soldats. Pourtant c’est un pays qui en mène large sur le continent africain avec un dirigeant qui y exerce une influence considérable. C’est un allié clef de nos voisins américains dans l’atténuation des tensions djihadistes en Somalie et au Soudan entre autres.

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Le pays s’occupe aussi d’envoyer des miliciens et des gardiens de sécurité (du cheap labor) pour porter secours aux missions américaines en Irak et en Afghanistan. On a aussi beaucoup entendu parler du pays lorsque Museveni a tenté, encouragé par les Églises évangélistes américaines solidement implantées au pays, de faire passer une loi antihomosexualité en 2014, qui proposait à la base la peine de mort pour les « fautifs ».

C’est contre cet homme que se présente Robert Kyagulanyi Ssentamu.

Maison familiale ornée d’un portrait de Bobi Wine
Maison familiale ornée d’un portrait de Bobi Wine
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Le président du ghetto

Bobi Wine est le chanteur le plus populaire d’Ouganda, lui qui s’est fait connaître au sein du groupe Ghetto Republic of Uganja en chantant un reggae conscient. Il n’a jamais hésité à interpeller les autorités de son pays. Tout comme il n’a jamais caché d’où il venait : Kamwokya, l’un des ghettos les plus pauvres et durs de la capitale. C’est ce qui a donné naissance à son surnom de président du ghetto lorsqu’il s’est lancé dans l’arène politique en 2017 en tant qu’indépendant.

Les autocollants de la campagne du NUP sont partout.
Les autocollants de la campagne du NUP sont partout.
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Depuis, il a survécu à quelques tentatives d’assassinat comme celle qui a eu raison de son chauffeur en 2018 à Arua, une ville du nord-ouest du pays. Un événement qui a donné naissance au symbole d’une génération et au politicien qu’est aujourd’hui Bobi Wine.

Le personnage est fascinant. C’est ce que je constate lorsque je le rencontre dans son fief de Kamwokya en 2019. Le chanteur candidat est organisé, il connaît très bien son opposant et utilise avec intelligence les médias. C’est ce qui l’a poussé avec une équipe d’avocats canadiens à déposer une plainte officielle à la Cour pénale internationale contre le président Museveni et neuf officiels. Une plainte pour dénoncer la violence du régime et les nombreuses violations des droits de l’homme. L’homme a du cran. Mais avec sa lutte s’accompagnent de plusieurs pertes humaines et je ne peux cesser de me questionner sur ce qu’il ressent en voyant ses proches, ses alliés, ses amis tomber sous les balles, la torture et la prison.

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#FreeBobiWine

Ces nombreuses arrestations ont entraîné la création du mot-clic #FreeBobiWine rapidement devenu un slogan pour les jeunes du pays et les laissés pour compte qui se reconnaissent en cet enfant du ghetto. Le cri de ralliement est écrit partout sur les murs du quartier. Wine est très actif sur les réseaux sociaux, il a sa propre chaine YouTube : Ghetto TV que le président Museveni a tenté de faire fermer en même temps que plusieurs autres comptes reliés à l’opposition. Politiciens modernes, ses abonnés se chiffrent par centaines de milliers sur Twitter et sur Facebook et ses appuis à l’international sont nombreux.

Un graffiti #freebobiwine quartier de Kamwokya
Un graffiti #freebobiwine quartier de Kamwokya
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Ces élections permettront-elles à la jeunesse de l’Ouganda et à son porte-étendard de se faire entendre ? À quelques heures des élections, on apprenait que l’accès aux médias sociaux était bloqué.

Vraisemblablement, le président du pays n’entend pas le cri venant du ghetto.

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Ce reportage a été rendu possible grâce au financement du Fonds québécois en journalisme international: https://www.fqji.org/