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Bernard Tapie : 50 ans de magouilles sous la carpette de l’Élysée
Disponible depuis le 13 septembre sur Netflix, la série Tapie raconte l’ascension et le parcours hors-norme de Bernard Tapie, ce fils de prolo devenu, à force de magouilles et de numéros de charme, roi des plateaux télé et magnat des affaires. Meneur d’hommes parti de rien, symbole du self-made man à la réussite insolente, leader populiste en politique et idole populaire à Marseille où il est surnommé le “Boss” par les supporters de l’OM, Bernard Tapie n’en était pas moins un financier prédateur.
Archétype du charlatan sympathique, du héros roublard au grand coeur qui sait prendre position lorsqu’il le faut pour défendre les vraies valeurs (cf : son combat de longue date contre le Front National et ses sorties médiatiques contre J.M Le Pen), le dirigeant d’entreprises était aussi un opportuniste patenté, qui n’hésitait jamais à mettre son intégrité et sa morale de côté lorsqu’il agissait pour son propre intérêt (ex : lorsqu’il a publiquement soutenu Nicolas Sarkozy contre Ségolène Royal, alors même qu’il appartenait encore au Parti Radical de Gauche, ou bien lorsqu’il a rencontré le dirigeant frontiste en cachette pour qu’il maintienne son candidat aux législatives dans les Bouches-du-Rhône afin de siphonner les voix adverses en sa faveur).
Alors pour aller plus loin que l’image de l’escroc superbe relayée par la fiction, et parce qu’on a tous déjà entendu parler de ses casseroles, sans pour autant comprendre en détails de quoi il en retourne, on vous résume ici 5 de ses affaires judiciaires. Des scandales qui ont parfois bénéficié de la complicité des locataires de l’Elysée…
TOUTE PREMIERE FOIS
Il faut un début à tout, et c’est dès la création de sa première société que Bernard Tapie semble avoir scellé pour les décennies à venir son destin de menteur professionnel. C’est en effet au cours de l’année 1974 qu’il cofonde l’entreprise Coeur Assistance. Cette dernière propose de fournir à des personnes malades, moyennant un abonnement mensuel, un boîtier portatif déclenchant une alarme en cas de crise cardiaque.
Problème : son entreprise ne dispose que de deux ambulances, sur les 5 annoncées dans des brochures diffusées à près de 100 000 exemplaires. De quoi mourir dix fois avant d’être admis aux urgences. Confronté par l’Ordre des Médecins, qui dépose plainte contre l’entreprise, il est finalement condamné en 1981 à un an de prison avec sursis pour publicité mensongère.
LA VIE DE CHÂTEAU
En 1980, Tapie réalise un très beau coup immobilier puisqu’il achète pour des cacahuètes plusieurs propriétés (7 palaces et hôtels) à l’ancien dictateur centrafricain Bokassa, en le persuadant qu’ils vont faire l’objet d’une confiscation imminente par le Fisc français. C’est évidemment faux, mais ça fonctionne ! Du moins, pour un temps. En 1981, l’ex chef d’Etat se rend compte de la supercherie et porte plainte auprès du tribunal d’Abidjan, qui fait annuler la vente.
Le jugement est confirmé par le Tribunal de Grande Instance de Paris la même année, et Tapie – le Stéphane Plaza de la magouille – est également condamné à verser 100 000 francs de dommages et intérêts au vendeur lésé. Ironie du sort pour le businessman qui a fait de la lutte contre l’extrême droite son cheval de bataille en politique : l’un des châteaux qui faisait partie du lot frauduleusement acquis sera au cours des années suivantes loué par Bokassa à une organisation très proche du Front National. Et cette même organisation en fera même carrément l’acquisition en 1995, pour y organiser des camps d’été pour aspirants fachos.
COUP DE BOULE DU DESTIN ET MATCH TRUQUÉ
Le 15 mai 1995, alors qu’il brigue la mairie de Marseille, Bernard Tapie est condamné à deux ans de prison dont un ferme (la peine sera ramenée en appel à deux ans de prison, dont huit mois ferme, et une inéligibilité de trois ans) pour corruption et subornation de témoin. Il ne peut plus se porter candidat aux élections municipales de la cité phocéenne, et est également déchu l’année suivante de son mandat de député des Bouches-du-Rhône. Il passera finalement 6 mois incarcéré, et les dernières semaines de sa peine en semi-liberté. Une sanction particulièrement sévère et du jamais vu pour une affaire de foot ! A tel point que certains verront dans l’acharnement de la justice contre le dirigeant sportif, une cabale décidée en coulisses pour d’autres motifs.
A l’origine du scandale ? Des révélations du club nordiste de Valenciennes en mai 1993, qui dévoile que plusieurs de ses joueurs ont été approchés et ont reçu une importante somme d’argent en échange de la promesse de “lever le pied” lors de leur dernier match contre les Marseillais. Tapie voulait en effet que son équipe soit dans les meilleures dispositions possibles pour la finale de la Ligue des Champions contre le Milan AC. La stratégie s’avèrera payante, puisque l’OM ramènera la Coupe d’Europe à la maison. Mais elle conduira aussi Bernard Tapie derrière les barreaux. Il faut dire qu’il n’a pas vraiment arrangé son cas, en tentant de manœuvrer en secret pour minimiser son implication… Parmi toutes les entourloupes du businessman, c’est donc seulement pour une affaire de ballon rond qu’il passera plusieurs mois en prison.
LE RADEAU DE LA MÉDUSE DU FINANCIER
Le Phocéa est un yacht de luxe dont l’entretien coûte chaque année 12 millions de francs à Bernard Tapie, auxquels s’ajoutent 100 000 francs par journée en mer. C’est cher, même pour le bonimenteur millionnaire. Mais heureusement, le navire appartient officiellement à la société FIBT (la Financière Immobilière Bernard Tapie), qui en assure l’exploitation. Alors l’inépuisable arnaqueur a une idée : plutôt que de financer sur ses seuls deniers ses petites escapades sur les flots, il va sous-facturer – voire ne rien facturer du tout – chacune de ses croisières à sa propre société gestionnaire.
Vous ne voyez pas l’intérêt ? On vous explique ! Cet habile tour de passe-passe présente un double avantage pour l’homme d’affaires : d’abord, de ne pas déclarer au Fisc la réalité de son train de vie (l’usage exclusivement personnel du bâteau mis à disposition par sa société était un avantage en nature qu’il aurait dû déclarer). Ensuite, cela lui permet de déduire les énormes déficits d’exploitation enregistrés par sa société gestionnaire FIBT – des déficits qu’il a donc artificiellement créés – de ses revenus imposables, qui sont ainsi très nettement minorés.
Grâce à cette magouille, il ne paye pas d’impôt en 1990 et en 1992, avant d’être rattrapé par la justice et condamné en première instance, puis à nouveau en appel, à 18 mois de prison dont six mois ferme, pour fraude fiscale, et à 30 mois de prison avec sursis pour abus de biens sociaux et banqueroute. Mais déjà inquiété dans l’affaire du match truqué OM-Valencienne, la confusion des peines lui permettra de rester en liberté.
LA SAGA INTERMINABLE DU CRÉDIT LYONNAIS
Peut-être l’affaire la plus célèbre mais également la plus nébuleuse du businessman. Attention, accrochez-vous, la saga Tapie vs Crédit Lyonnais compte plus d’épisodes qu’une franchise Marvel.
Premier volet
En 1990, Bernard Tapis tape à la porte du Crédit Lyonnais (qui est alors une banque publique dont l’Etat est propriétaire). Il a besoin d’un petit service : un prêt de 1,6 milliards de francs (365 millions d’euros) pour racheter l’équipementier sportif Adidas. Il n’a aucun apport à donner en gage, l’équilibre de ses autres entreprises est fragile, mais contre toute attente, et peut-être aussi un peu parce que le PDG du Crédit Lyonnais de l’époque était un intime de Mitterrand et que le Président souhaitait dépoussiérer l’image du parti socialiste en s’acoquinant avec un jeune loup des affaires : on lui déroule le tapis rouge.
On s’arrange même pour lui trouver tout l’argent dont il a besoin grâce à un montage financier qui implique plusieurs banques françaises, allemandes et japonaises. Résultat : Bernard Tapie prend le contrôle de la marque aux trois bandes, sans avoir dépensé un seul centime. En contrepartie, il est censé redresser la barre de l’entreprise en difficulté, en faire le prochain fleuron de l’économie hexagonale et rembourser en deux échéances le prêt qu’on lui a accordé. Mais c’est là que tout se complique.
Second volet
Un an plus tard, Tapie patine et les affaires d’Adidas vont mal. Il n’est pas capable d’honorer le remboursement de sa dette et loupe la première échéance de 600 millions de francs. Panique à bord pour les investisseurs, qui décident de sauver une première fois le navire du naufrage en faisant entrer au capital de l’entreprise de nouveaux actionnaires. Tapie reste majoritaire, mais il ne détient plus que 55% des parts. Ça devrait tenir pour l’instant. Sauf qu’un an plus tard, à quelques mois de la seconde échéance, les comptes de l’entreprise sont encore dans le rouge et qu’il devient évident qu’il faudra s’asseoir sur le remboursement d’un milliard de francs. Et c’est là que la Crédit Lyonnais, à travers sa filiale SDBO, qui a organisé le prêt originel, prend une décision lunaire.
Troisième volet
À ce stade là, normalement, les banques auraient pu, par voie de justice, demander un nantissement. C’est-à-dire la saisie des titres, qu’un créancier peut exiger s’il pense qu’il y a un risque sérieux que sa créance ne soit pas payée. En gros, c’est une hypothèque, mais qui ne concerne pas les biens immobiliers. On vire le proprio et on prend sa place. Sauf que Tapie a le bras long et des amis un peu partout. On décide donc de lui faire une nouvelle fleur, et de se dépêcher de vendre le reste de ses parts avant la catastrophe financière. D’autant plus que l’homme est pressé, car les prochaines élections législatives approchent, que la Gauche n’a plus le vent en poupe et qu’il vaut mieux pour lui se débarrasser de cette dette encombrante avant une possible défaite politique de ses alliés.
Il mandate donc la SDBO pour la vente, lui laisse le champ entièrement libre sur l’identité des acquéreurs mais pose deux exigences : que l’opération soit bouclée en deux petits mois avant le début des fameuses élections, et que le prix de cession de la totalité de ses parts ne soit pas inférieur à 2,085 milliards de francs. Il pourra donc rembourser ce qu’il doit et réaliser une jolie plus-value par rapport au prix d’achat, sans avoir – on le rappelle – pris AUCUN RISQUE avec ses propres finances. Au passage, Tapie s’épanche publiquement à propos de cette revente, et ne laisse aucune marge de manœuvre pour une éventuelle négociation à la hausse en donnant d’emblée un prix plancher, et en criant sur tous les toits qu’il a un timing serré. Les enchères ne risquent donc pas de grimper.
Quatrième volet
La vente a lieu, une grande partie des investisseurs qui se portent acquéreurs gravitent d’ailleurs dans le giron de l’Etat (ce sont des groupes nationalisés) et sont venus au secours de Tapie, le grand copain de Mitterrand, pour lui racheter ses parts au prix demandé et dans le temps imparti. Tout le monde est content, et chacun peut rentrer chez soi. En bonus : Tapie a fait le coup du siècle puisqu’il s’est mis un paquet d’argent dans la poche sans rien avoir déboursé. Sauf que ça ne va pas s’arrêter là…
Cinquième volet
L’ancien patron un peu trop téméraire du Crédit Lyonnais qui a accordé des prêts à Tapie est remplacé, et celui qui prend la relève est moins enclin à faire des cadeaux à tout va. Si l’affaire Adidas semble réglée, Tapie a tout de même une sacrée ardoise auprès de la banque pour d’autres prêts et ses entreprises accusent de mauvais résultats.
Le banquier en chef manque de s’étrangler quand il consulte les dossiers légués par son prédécesseur, et exige un peu plus qu’une promesse de remboursement à l’homme d’affaires. Ce dernier joue la montre et se veut rassurant. Il s’engage à mettre l’ensemble de ses biens en gage, qu’il estime à 500 millions de francs, le temps de tout arranger. Evidemment, cette valeur est largement surévaluée. Et cet énième mytho, cette évaluation au doigt mouillé, ne va pas plaire du tout au nouveau PDG du Crédit Lyonnais, qui s’en rend compte et sonne la fin de la récré : il décide de faire saisir tout ce qu’il a.
Sixième volet
Tapie est très en colère. On le dépouille, on bloque ses comptes… Il est en faillite. Cela dit, le Crédit Lyonnais aussi… En tout cas, ça ne va pas se passer comme ça ! Il doit trouver une parade et pour ce faire, il va se retourner contre ceux qui l’ont aidé en premier lieu. Il décide donc d’attaquer le Crédit Lyonnais pour la revente soit-disant opaque de ses parts dans l’entreprise Adidas, qu’il avait lui-même souhaité accélérer. Il invoque deux motifs plus ou moins fallacieux : d’abord, il reproche au Crédit Lyonnais de s’être porté acquéreur d’une partie de ses parts en cachette, à travers deux sociétés offshore qui auraient servi de paravents, pour pouvoir mieux les revendre ensuite à bon prix (ça ne sera jamais prouvé).
Second motif, corollaire du premier : il accuse l’institution bancaire de ne pas lui avoir signalé que son affaire pouvait se vendre bien plus cher. Car entre-temps, la valeur d’Adidas s’est envolée. Robert-Louis Dreyfus, le richissime homme d’affaires qui s’était déjà offert une partie des parts lors de la vente hâtive, a pris entièrement le contrôle de l’entreprise en déboursant l’équivalent de 709 millions d’euros en 1994 pour tout racheter. Soit, environ un an après la vente. Et le Crédit Lyonnais a donc réalisé une plus-value de 390 millions d’euros au passage. D’après Bernard Tapis, tout cela avait été organisé en amont, à son désavantage. Alors que pour rappel : il a gagné de l’argent sur toute l’opération, sans jamais avoir mis la main au portefeuille.
Septième volet
S’ensuit une litanie de jugements, de renvois en cour d’appel, de procédures et d’arrêts contradictoires, avant que finalement, en 2008, et alors que l’interminable bataille judiciaire semble tourner en faveur de l’Etat (puisque le Crédit Lyonnais était une banque publique, c’est son argent qui est en jeu), ce dernier, pour une raison inexpliquée, décide d’interrompre le cours normal de la justice et de remettre l’affaire entre les mains d’un tribunal d’arbitrage.
Une procédure décidée en très haut lieu, contre l’avis d’autorités de contrôle censées défendre les intérêts de l’État, qui font une descente d’organes en apprenant la nouvelle. Car même si Christine Lagarde et Nicolas Sarkozy – alors Président de la République – n’ont jamais été sérieusement inquiétés dans cette affaire, c’est bien eux qui seraient intervenus en coulisses pour qu’ait lieu cet improbable arbitrage. On comprend mieux le soutien du pseudo-socialiste Tapie à la campagne de Sarkozy et son retournement de veste éclair…
Huitième volet
Sans surprise, l’arbitrage s’avère très favorable à Tapie. Il faut dire que parmi les membres décisionnaires, on trouve un haut-fonctionnaire (Pierre Estoup), très proche depuis plusieurs années de l’entourage de l’homme d’affaires. Il avait pourtant juré-craché avant de siéger, qu’il était totalement indépendant et qu’il n’y avait pas de conflits d’intérêt… Tapie obtient donc 404 millions d’euros, dont 45 millions au titre du préjudice moral (là, vous avez le droit d’hyperventiler).
Neuvième et dernier volet
Finalement, la décision est annulée au civil pour “fraude” en 2015 par la cour d’appel de Paris, qui condamne Tapie à rembourser. Mais bon, Bernard est un peu ric-rac car depuis, il a acheté une des plus belles villas de St-Tropez pour 47 millions d’euros, et un yacht à 40 millions, avec l’argent du contribuable. Une enquête est également ouverte pour déterminer si l’arbitrage a été truqué. Après une relaxe en première instance en 2019, quatre hommes sont finalement sévèrement condamnés en appel. Bernard Tapie n’est pas sur le banc des accusés car il est décédé avant le procès. Christine Lagarde et Nicolas Sarkozy non plus, car la justice a préféré ne pas remonter trop haut dans la chaîne de responsabilités. En revanche, on y retrouve le fameux Pierre Estoup, le magistrat ripoux qui avait arbitré en sa faveur et qui a préféré défendre les intérêts de ses amis plutôt que ceux des Français.es.
Par deux fois, et grâce à l’entremise de deux présidents (Mitterrand, puis Sarkozy), Bernard Tapie a donc pu conduire ses affaires aux frais de la Princesse. Des 404 millions d’euros de dettes qu’il a laissés à son épouse à sa mort, seulement 143 ont pour l’instant été remboursés (sans compter les quelques centaines de millions qui se sont ajoutés après ses condamnations et portent sa dette totale à 642 millions d’euros). Imaginez un peu tout ce qu’on peut faire avec 404 millions d’euros. Pour vous donner un ordre d’idée, c’est le budget estimé d’un chantier de construction pour un nouvel hôpital, qui a atterri dans sa poche. De quoi relativiser l’aura de sympathie, et la soi-disant classe, du gentleman cambrioleur…
Pour aller plus loin, on vous suggère le formidable travail d’enquête de Laurent Mauduit (journaliste de Médiapart qui suit l’affaire depuis près de 15 ans), ainsi que son documentaire disponible gratuitement sur Youtube.