.jpg)
Bella Hadid et le privilège des corps minces
Semaine de la mode, 30 septembre 2022. À Paris, le défilé Coperni touche à sa fin. Soudain, la mannequin Bella Hadid apparaît semi-nue sur le podium et y demeure debout, deux hommes lui vaporisant le corps de peinture blanche pendant neuf minutes entières. Petit à petit, la peinture se solidifie sur la peau de Bella Hadid, devenant malléable. Quelques coups de ciseaux plus tard et la matière est transformée en robe de fortune avec laquelle la mannequin défile sous les regards conquis de l’assistance.
D’internet aussi. Dès que la vidéo du défilé est diffusée, l’événement devient viral, provoquant trois grandes réactions : l’ébahissement des personnes y voyant de l’art avec un grand A, la curiosité de celles et ceux que la science du phénomène fascine et une toute dernière encore, un brin plus sceptique. « Une chose à propos de la robe de Coperni sur Bella Hadid est qu’il est plus question du corps de Bella que de la robe », peut-on lire dans l’un de ces derniers avis sur Twitter.
DOUBLES STANDARds
Cette observation fait écho à la récente tendance TikTok « Is it fashion or is she skinny? » (« Est-ce à la mode ou est-elle juste mince ? »). Une question toute simple, mais qui interroge la véritable valeur esthétique des tenues de célébrités banales ou excentriques que les médias encensent à outrance.
Pour appuyer leurs propos, certaines tiktokeuses vont jusqu’à acheter des habits similaires et se placer en fond vert juste à côté de la célébrité qui les porte, laissant ainsi les autres internautes décider. La tenue est-elle aussi spectaculaire qu’en dit le hype ou bien ne possède-t-elle d’original que d’être portée par Kendall Jenner ou Emma Chamberlain ?
Si Bella Hadid avait été remplacée par une femme grosse, est-ce que la fébrilité générale aurait été similaire ?
« “Est-ce à la mode ou est-elle juste mince” ne consiste pas à humilier ces femmes, précise toutefois Curren Gauss dans le magazine de mode Pattern. Il s’agit ici d’analyser l’industrie qui fait l’éloge de choix de mode maladroits et médiocres conçus pour mettre en valeur leur minceur. » Les neuf minutes de conception textile finalisant le défilé Coperni étaient captivantes, loin de toute maladresse ou médiocrité, mais la simplicité de la robe finale et l’engouement général qui s’en est ensuivi n’éloignent pas certains doutes. Si Bella Hadid avait été remplacée par une femme grosse, est-ce que la fébrilité générale aurait été similaire ? Aurait-on encore qualifié l’événement de grand moment dans l’histoire de la mode ?
Le régime de la minceur
La réponse à ces deux questions est très probablement non. En effet, cette simplicité vestimentaire célébrée gratuitement chez les silhouettes fines, si un corps gros s’y essaie, beaucoup le lui feront payer très cher. Jamais il ne peut être vu comme aussi désirable, élégant et magnétique que ses pairs, quand bien même porterait-il exactement le même habit.
La raison est simple : dans un monde où la minceur est non seulement la norme, mais aussi l’idéal, tout ce qui y déroge doit justifier de son existence et se battre pour occuper l’espace. C’est ce brusque décalage qu’encapsule le « privilège mince », un terme désignant « tous les avantages sociaux, financiers et pratiques qu’une personne obtient parce qu’elle est mince ou dans un corps relativement plus petit », selon des expert.e.s.
«Les modes vont et viennent, mais certaines choses restent constantes.»
Et ce régime de la minceur nous suit, quand bien même tenterions-nous de nous en détacher. Nombreuses ont ainsi vu une fausse démocratisation des corps plus larges dans la montée des baddies d’Instagram, ces jolies filles au corps sculpté en parfait « 8 » guidées par la torche de Kim Kardashian. Mais là aussi, malgré des seins et des fesses prononcés, la platitude complète du ventre est requise pour remplir tous les critères. Plus flagrant encore est le nom donné à ces corps, « slim thick », qui rappelle à ces femmes qu’elles se doivent de garder un corps « mince », quand bien même serait-il « fourni » à certains endroits.
« Les modes vont et viennent, mais certaines choses restent constantes », déplore ainsi Jennifer O’connell dans The Irish Time, citant parmi elles « le fait que la minceur soit synonyme de beauté ».
Le poids des années
Et le pire reste vraisemblablement à venir. Depuis quelques années déjà, la mode des années 2000 revient en force sous le nom « y2k », remettant jeans taille basse, minijupes et crop-top au goût du jour. Mais avec cette réactualisation du passé vient aussi celle d’une grossophobie ordinaire qui sévissait plus brutalement encore avant.
« Toute personne au-dessus d’une taille 2 semblait être diabolisée, les grosses étaient ignorées de manière flagrante et les options vestimentaires pour les personnes de grande taille au début des années 2000 étaient pratiquement inexistantes, excluant ainsi complètement les grosses personnes de la mode », explique la tiktokeuse Jessica Blair.
Nombreux et nombreuses craignent donc le retour de cette exclusion vestimentaire systématique qui, avant de se manifester dans la gamme des tailles, se constatait déjà dans la coupe du vêtement. Et sur ce gatekeeping textile se basait toute l’essence de l’ère y2k, selon Kate Irving, directrice d’agence de consulting mode. « [Les tendances] ne fonctionnaient que pour un très petit pourcentage de personnes, rappelle-t-elle. Malheureusement, soit vous étiez in, soit vous étiez out. »
tomber dans la skinny–bashing serait aussi grave que contreproductif.
Il reste toutefois important de ne pas se tromper de responsable. Ainsi, tomber dans la skinny–bashing serait aussi grave que contreproductif. Bella Hadid, qui s’était déjà ouverte au sujet de ses troubles alimentaires et dont la mère surveillait compulsivement les repas de sa grande sœur, n’est que le mirage d’un plus grand problème pré-existant : celui d’un système qui instrumentalise les corps fins autant qu’il ne les conditionne.