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Bannir les discours de haine des réseaux sociaux : une solution efficace ?

Quand étouffer un danger virtuel le rend encore plus viral.

Par
Malia Kounkou
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Dans le courant de la semaine dernière, Kanye West, également connu sous le nom de « Ye », s’est vu temporairement restreindre l’accès à ses comptes Instagram et Twitter après y avoir publié du contenu à connotations antisémites. Une mise à l’écart pour discours offensant ou dangereux qui n’est pas sans rappeler celle plus récente d’Andrew Tate, banni successivement de YouTube, TikTok, Facebook et Instagram après avoir bâti un rapide empire sur de violents discours misogynes. Même destin pour Donald Trump, qui, au lendemain de l’assaut du Capitole, sera banni – et là, tenez-vous bien, car la liste est longue – de Twitter, Instagram, Facebook, Snapchat, TikTok, YouTube, Twitch, Reddit, Pinterest, Discord et même Amazon.

Cette décision est souvent vécue comme l’ultime acte antidémocratique par celui ou celle qui la subit. À ses yeux, les réseaux sociaux ont toujours été un forum propice au débat public où les conversations de la vie réelle peuvent se poursuivre en virtuel, toutes les opinions méritant non seulement d’être dites, mais aussi d’être confrontées. Lorsqu’un Twitter ou Facebook vient donc se dresser en arbitre, son intervention est aussitôt vue comme de la censure arbitraire.

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À Rome, les Romains sont rois

Mais personne n’est véritablement libre sur Internet et cette perception de liberté totale et absolue est une perception trompeuse. Comme le souligne Aja Romano dans le média Vox, un réseau social est avant tout une entreprise. Et une entreprise se doit de rendre des comptes à ses investisseurs pour que les intérêts de chacun.e soit satisfaits et que la machine continue à tourner. « Peu importe à quel point les médias sociaux peuvent ressembler à ce type d’espace réel, les plateformes et les entreprises qui les possèdent sont – du moins pour l’instant – considérées comme des entreprises privées plutôt que comme des espaces publics », écrit la journaliste.

Cela signifie donc qu’elles ont théoriquement le droit d’y instaurer leurs propres règles et de restreindre, voire de bannir, un.e internaute qui ne les respecterait pas. Ces termes et services aussi longs qu’un script du Seigneur des anneaux sur lesquels nous cliquons tous et toutes « J’accepte » sans n’avoir rien lu sont précisément là pour ça. Et par cette adhésion, aussi aveugle ait-elle pu être, nous acceptons d’être à Rome et de faire comme les Romains.

certains discours virtuels ont un effet direct et brutal sur la réalité.

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En cela, la restriction de Kanye West après un tweet perpétuant des stéréotypes antisémites et suggérant « qu’il se préparait soit à une sorte de menace de la part des Juifs, soit [à] lui-même leur infliger une sorte de violence » paraît peu étonnante. Après tout, dans le règlement de Twitter, il est écrit noir sur blanc que « le ciblage de personnes avec des insultes, clichés et autres contenus répétés visant à déshumaniser, dégrader ou renforcer les stéréotypes négatifs ou préjudiciables » sont interdits.

De plus, certains discours virtuels ont un effet direct et brutal sur la réalité. Cette leçon nous a été apprise par l’assaut du Capitole ayant occasionné pas moins de cinq morts. Le mouvement sera instigué via Twitter par Donald Trump, qui appellera ses soutiens à contester sa défaite. Peu de temps après, son compte sera indéfiniment suspendu. « Je ne célèbre ni ne suis fier de devoir interdire @realDonaldTrump de Twitter, s’expliquera Jack Dorsey, cofondateur de Twitter. Nous avons pris une décision avec les meilleures informations dont nous disposions sur la base des menaces à la sécurité physique à la fois sur et en dehors de Twitter. »

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Une fausse solution

Mais une opinion dangereuse sur Internet n’est jamais totalement éradiquée et les tentatives peuvent à leur tour mettre en lumière certaines failles. Parmi elles, le manque de réactivité des plateformes qui, bien souvent, n’agissent que trop tard. « Il a fallu une émeute violente et meurtrière au Capitole pour convaincre les entreprises de médias sociaux de prendre enfin des mesures contre le comportement destructeur en ligne des représentants de l’État et de leurs partisans, souligne ainsi Rabia Mehmood dans Al-Jazeera. Que faudra-t-il pour que les mêmes entreprises prennent des mesures significatives contre des comportements similaires d’acteurs étatiques et de leurs partisans ailleurs dans le monde ? »

Ainsi est cultivée une dose de rébellion suffisante pour pousser ces profils bannis vers des sites plus permissifs et nichés dans lesquels des discours plus extrêmes encore pourront être proférés.

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Sans compter que pour une personnalité habituée à la controverse, se faire bannir est un coup de publicité inouïe. Andrew Tate se considèrera même « assez flatté » par son effacement total d’un si grand nombre de réseaux sociaux. Se faire bannir permet aussi de se positionner en martyr et d’identifier les règles de modération de ces plateformes comme les grands méchants ennemis de la liberté. Ainsi est cultivée une dose de rébellion suffisante pour pousser ces profils bannis vers des sites plus permissifs et nichés dans lesquels des discours plus extrêmes encore pourront être proférés.

Une étude sur les effets de la perte de plateforme dévoilée en 2021 démontre la récurrence de cette radicalisation. Selon leur échantillon, 59 % et 76 % des utilisateurs respectivement bannis de Twitter et Reddit se tournent ensuite vers Gab, une interface connue « pour sa base d’extrême droite de néonazis, de nationalistes blancs, d’antisémites et de théoriciens du complot QAnon ».

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Bien que ces microplateformes ne réunissent encore qu’un petit comité (4 millions d’utilisateur.trice.s pour Gab), leur capacité d’action n’est pas à négliger. C’est après tout sur Parler, un forum plus petit encore, que l’assaut du Capitole a été majoritairement planifié. Et aux dernières nouvelles, Kanye West chercherait à racheter ce même forum afin de conserver « le droit de [s’]exprimer librement ». Bannir ces internautes des grands réseaux ne fait donc souvent que déplacer le problème, voire l’amplifier à une plus petite échelle.

Essais et erreurs

Mais d’autres chiffres encore viennent peindre un tableau plus optimiste. Depuis que Andrew Tate n’est plus sur nos fils d’actualité matin, midi, soir et nuit, par exemple, son nom a chuté de 60 % dans les tendances Google et ses vidéos autrefois virales atteignent péniblement la barre des 100 000 vues sur YouTube. Une réduction au silence de ces discours dangereux sur les plateformes principales peut donc présenter certains effets positifs.

« Si les extrémistes sont bannis de ces plateformes majeures, la grande majorité des recrues potentielles ne trouveront pas leur chemin vers ces petites plateformes de niche. »

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« Les principales plateformes telles que Facebook et Twitter agissent généralement comme des passerelles pour les utilisateurs occasionnels; à partir de là, ils se déplacent vers les plateformes plus petites et plus nichées où les extrémistes pourraient se rassembler, explique Aja Romano dans Vox. Si les extrémistes sont bannis de ces plateformes majeures, la grande majorité des recrues potentielles ne trouveront pas leur chemin vers ces petites plateformes de niche. »

Les réseaux sociaux continuent toutefois de chercher la solution parfaite, quitte à se contredire. Dans le courant de la semaine, Twitter annonçait revoir sa politique en matière de suspension permanente de compte. Dans la foulée, Google rendait disponible aux téléchargements Truth Social, une contre-application créée par Donald Trump après sa suspension de Twitter. Certain.e.s parleront d’hypocrisie ou d’inconsistance. Une chose reste toutefois sûre : à la question de la restriction efficace des discours de haine, un compromis reste à trouver.

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