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Bagarre en 5 souvenirs

Des premières grosses scènes à la montée du RN

Par
Anais Carayon
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Il y a 12 ans naissait Bagarre, une bête à 5 têtes qui allait bientôt retourner les mini clubs comme les grosses scènes de festivals. Mais le 22 janvier dernier, Emmaï Dee, Majnoun, Denis Darko, La Bête et Mus ont annoncé la fin de leur collaboration artistique. On se rappellera de leur musique fougueuse et engagée, de la folie contagieuse lors de leurs concerts, de leurs bangers et surtout, on les remerciera de nous avoir appris que danser seul ne suffit pas, non non. Quelques jours avant leur concert d’adieu au Trianon, on leur a demandé de se remémorer 5 de leurs meilleurs souvenirs.

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1. Un gros week-end de juillet 2016
Le premier gros temps fort de notre carrière, c’est un week-end de juillet en 2016. On a sorti notre EP « Musique de Club » quelques mois plus tôt et on est en plein essor, on est en train de prendre en notoriété mais on ne réalise pas vraiment ce qui nous arrive. On sait juste que le même week-end on fait l’ouverture des Eurockéennes de Belfort le vendredi (un rêve de gosse), la grande scène de la marche des fiertés à Bastille devant des milliers de personnes le samedi et le festival la Douve Blanche le dimanche.

Déjà le week-end commence n’importe comment avec un « showcase » dans le TGV qui mène aux Eurocks, un plan wtf où on a essayé de faire danser des pros à 10h dans le wagon bar du train. Mais la Bête a pu annoncer au micro à tout le TGV qu’on allait faire un concert au bar, alors ça valait le coup.
On arrive sur place, il fait méga beau et chaud, on est trimballé.e.s en van portes ouvertes le long du lac, le concert a lieu en fin d’après-midi, ça va venir vite.
Ce concert a été super important pour nous car juste après on a compris que ça y était, on était capables de faire des grosses scènes, de les tenir, et qu’il se passait toujours quelque chose d’assez fou avec le public. Le peak-time du concert est arrivé quand on a joué « La Bête voit rouge » et que La Bête est descendue dans le public avec le drapeau arc en ciel, un drapeau des fiertés, drapeau acclamé par le public dans une joie et une extase totale alors que La Bête jouissait au sol, micro dans la bouche. La seule version de ce morceau avant qu’on l’enregistre 8 ans après, a d’ailleurs été ce live sur YouTube.

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Finies les Eurocks, on rentre à Paris le lendemain matin, on file à Bastille pour faire un concert sur le podium de fin du trajet de la Marche des fiertés, et on a été invité.e.s par Rag (Barbi(e)turix) à faire partie de la programmation. Il y a beaucoup de sécu car on est juste après l’ attentat homophobe d’Orlando, et il y a plus de 10 000 personnes devant nous, on est super honoré.e.s et impressioné.e.s d’être là. On n’avait jamais vu autant de monde devant nous et on se rend compte qu’on ne peut pas avoir forcément un grand impact en tant qu’artistes pour s’engager mais qu’on peut toujours donner du courage, par notre musique à celles et ceux qui luttent au quotidien et changent le monde.
Bon et évidemment après ces deux jours hyper intenses on est rincé.e.s, et on doit filer au Festival la Douve Blanche dont on fait le closing le dimanche soir. Après les balances matinales, on a jusqu’au soir à attendre, et là on a la connerie, entre les bières à midi, la fatigue et la pression qui retombe, on fait n’importe quoi, on a des fous rires toutes la journée, le concert arrive et on joue devant les 30 survivants du festival et bénévoles confondus qui courent en allumant des fumigènes, on fait un super show et La bête finit par se faire une cheville sur le dernier Morceau… « la Bête voit rouge », enfin il a surtout vu les urgences…

2. Une maison dans le Perche

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C’est l’automne 2016, on a quelques concerts en petit format en clubs, mais surtout on est attendus au tournant. Notre EP “Musique de Club” a créé des attentes autour de nous et nous, on en attend aussi énormément de nous-mêmes. Parce qu’on a eu une super séquence avec cet EP mais on avait aucun plan, aucune cartouche d’avance, franchement ça nous est tombé dessus. Et là, il faut écrire un album. On nous prête une maison de campagne dans le Perche, et entre des dates de clubs le week-end, on a une vie de moines qui composent la semaine. On commence une espèce de work-shop où on fait une réunion le matin puis on part s’isoler pour bosser chacun.e dans une pièce, puis on se fait écouter les trucs le midi, on se montre les textes, on zone dans la maison, on se croise, parfois les yeux vides en mangeant un yaourt, ou parfois ultra enthousiastes car on a trouvé un truc bien. On découvre la création, ses hauts, ses bas, son ingratitude et sa joie quand une démo sort de l’ordi par une espèce de magie.
On est restés beaucoup trop longtemps dans cette maison. Mais on apprend, on écrit, on lâche pas, on travaille à s’en faire mal à la tête, on marche. Maintenant on sait qu’on s’y prenait pas forcément de la bonne façon mais en même temps, on a tellement appris, en se trompant, en cherchant, en pleurant, en rigolant. On a appris à composer et à être Bagarre, à faire des réunions interminables sur telle ou telle prod qui devrait aller avec tel thème, ou à se faire se pousser les un.e.s les autres à réussir à formuler ce qui nous importait vraiment, à trouver ce qu’on voulait dire au delà de tout.
Et c’est de là, de cette sueur et de cette obstination que sont nées les démos de notre premier album CLUB 12345 et aussi qu’est né le Bagarre d’aujourd’hui avec son fonctionnement à cinq, ses palabres infinies, le récit des histoires de tout le monde comme matière dont tout le monde pouvait se saisir…

3. Faire du Skate à Alger

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Juin 2019. Le Hirak a commencé quelques mois plus tôt en Algérie et Mus arrive en skate sur le plateau de Quotidien en chantant « Kabylifornie ». On voit des images du clip commentées par Yann Barthès. Le clip est super et le morceau aussi, tout le monde est heureux.
Mais nous on l’est encore plus, on est remplis de joie et de fierté, car partir tourner ce clip a été une des expériences les plus fortes de notre groupe. Car un bon morceau ça parle de vraies choses, ça vient régler quelque chose en soi qu’on arrivait pas forcément à formuler. Et quand Mus dit « Jkiff le Skate, je kiffe le rock je kiffe le bled, kiffez moi », il montre la force de sa double culture et la fierté d’avoir le cul entre deux chaises, fier d’être skateur parisien, et fier de sa famille et de ses origines kabyle et algérienne. On a eu la chance en tant que groupe de partir tourner ce clip, mais en fait Mus nous a emmenés dans sa vie, retrouver sa famille, les lieux de son enfance et de son adolescence. Mus qui n’était pas retourné en Algérie depuis plus de dix ans. Alors tout était mélangé, le voyage comme les plans à tourner, les retrouvailles émouvantes comme le clip à boucler. On eu du beau temps à Alger, à rider le bitume avec des skaters locaux, puis une fois en Kabylie, le réal, ce grand dingue de Paul Loubardinio (big up aussi à Ryadh Roublev à la prod et Salim Boujtita à la caméra) a voulu qu’on tourne des plans dans la neige.
On a fait des heures de route depuis Tizi Ouzou vers une petite ville, Ain El Hammam pour finir par escalader un bout de colline où il restait de la neige, et là craquage total on essaie de faire un Pogo/bataille de boule de glace sèche et Majnoun se met à crier en disant qu’il a un insecte dans les oreilles alors que c’était de la neige. Mus nous regarde et nous dit « désolé d’être Kabyle », on se met à taper un fou rire en se regardant, on est vraiment parti.e.s loin pour ce clip.

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4. Les Bérus viennent chanter à notre Olympia, trente ans pile après le leur

Cet Olympia, on l’a attendu 18 mois. Il a fini complet la veille. On est en novembre 2019 et on a pris de gros risques en se mettant un objectif pareil ! On a voulu tout faire, que toutes nos valeurs, tout notre savoir faire du live, tous nos morceaux, tous nos engagements y figurent.
Ça venait couronner plus de 3 ans à travailler tous les jours d’arrache pied. Et ça y est, on y est, c’est là, quelques semaines avant que le COVID arrête nos existences.
C’est un des plus grands moments pour nous, car on a pu vraiment faire plonger les gens dans notre délire : il y avait une collecte de vêtements pour une association d’aide aux exilés à l’entrée, on a aussi invité à prendre la parole et performer sur le morceau “Diamant” des membres de l’association Acceptess-T (qui lutte pour les droits des personnes trans), on avait invité le crew de voguing House of Ladurée en première partie, le collectif queer Gangreine pour danser avec nous.
Puis, on avait un rêve de gamins : on a écrit une lettre aux Béruriers Noirs pour qu’ils viennent chanter avec nous. Ils ont répondu, se sont renseignés sur nous, puis ont accepté de venir, peut-être parce que quelque chose de notre utopisme leur a parlé…et on a chanté ensemble “Salut à toutes”, une version féministe de « Salut à toi » réécrite par FanXoa pour l’occasion.
On a pleuré fort. On avait réussi notre rêve. Un rêve d’un club ouvert, divers, inclusif, bourré d’espoir, de lutte et d’amour. Le Club c’est une utopie mais durant cet Olympia de novembre 2019, on a vu que cette utopie pouvait être réelle.

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5. Entre les Législatives : de la manif à République contre le FN/RN au closing des Eurockéennes 2024

Le résultat du premier tour des législatives vient de tomber. Tout le monde est abattu, les projections en sièges donnent le FN/RN grand gagnant si rien ne bouge entre les deux tours. Dans les jours qui suivent, les Vulves Assassines nous contactent pour participer à un grand concert/rassemblement à République. C’est blindé de monde et entre les discours de Swann Arlaud, Judith Godrèche, et les concerts de Zaho de Sagazan et des Lulu Van Trapp, on a l’honneur de jouer deux morceaux devant tout ce monde qui y croit encore, qui se dit qu’on peut inverser le cours d’une élection dont le résultat est décrit comme inéluctable. “Au revoir à vous » devant 50 000 personnes sonne comme un cri d’espoir et semble en même temps signer la fin d’une période d’insouciance politique. Tout est en suspens, on ne sait pas si deux jours après le pays sera dirigé par le FN et ses idées brunes.
Comme 8 ans avant, on est programmés à la Douve Blanche et aux Eurockéennes le week-end suivant. Mais dans un ordre différent, le samedi cette fois on explose le public de la Douve Blanche lors d’un concert où le public (jeunes urbains) entonne d’une seule voix « la jeunesse emmerde le Front National » et la Bête ne se fait pas d’entorse.
Le lendemain matin, c’est le dimanche du second tour des élections, on fait des heures de van pour arriver vers Belfort. On arrive sur le site des Eurockéennes, vide, car le dimanche il n’y a qu’un concert, celui de David Guetta, dont on fait la première partie, à 20H30 juste après l’annonce du résultat des élections. On débat sur comment prendre la parole dans un moment aussi charnière, et devant autant de monde. On est 8 ans après ce concert d’ouverture des Eurockéennes, qui nous a tant marqué, et là, on va jouer sur la plus grande scène de notre vie, devant un public de genre 30 000 personnes. On savoure le chemin parcouru tout en se préparant pour un concert qui s’annonce singulier vu le timing.
Une heure avant le show, un journaliste qu’on connaît bien vient nous voir, et nous donne le résultat des élections sortie des urnes, qu’il a eu une heure avant l’annonce officielle. La gauche est en tête en nombre de sièges, et le FN/RN est troisième. On est sidérés, on se tombe dans les bras, on est soulagés, on saute de joie, on en revient pas.
20h arrive, on est derrière la scène en train d’allumer nos micros, ragaillardis, et on voit que le public ne réagit pas du tout, il y a un grand silence au moment des résultats, ni cris de joie, ni de déception, juste un grand silence, il fait encore jour en ce dimanche de juillet et on voit tous les gens sur leurs téléphone. Puis on entre sur scène, on envoie à la suite nos meilleurs morceaux et ça prend plutôt malgré l’exercice de la première partie, toujours un peu particulier puisqu’il faut aller chercher des gens qui ne vous connaissent pas du tout et ne sont pas venus pour vous. Mus sort un drapeau Français et clame sa fierté d’être binational Franco-algérien, et parle de cette double culture et de la richesse qu’elle représente. Puis au moment du morceau « La bête voit rouge » qui prône un amour inclusif et libre, on sort le drapeau arc en ciel, et là, contrairement à 8 ans avant où il fut accueilli par une liesse, une petite minorité de jeunes se met à huer en voyant le drapeau des fiertés LGBT. Ce ne sont que quelques jeunes mecs, mais ça n’arrivait pas avant, et toute la jeunesse n’emmerde plus le Front National… D’autres jeunes évidemment acclament, et l’immense majorité du public nous regarde en attendant juste l’arrivée de David Guetta. On continue le concert malgré ces quelques huées qui nous déstabilisent un peu c’est sûr, mais qui paradoxalement nous galvanisent car on se dit que ça donne tout son sens à notre présence ici, à ces drapeaux brandis, que ce n’est pas juste « pour faire joli » mais bien pour donner de l’espoir et du courage à toutes celles et ceux qui sont confrontés au quotidien à cette triste bêtise et aux discriminations… Deux mois plus tard à Belfort lors d’un autre concert plein de jeunes viennent nous dire « merci » et nous disent combien notre passage aux Eurocks leur avait fait du bien !
Ça fait chaud au coeur car Bagarre on l’a fait pour changer nos vies mais si en plus ça peut aussi changer un peu celle des autres c’est ouf ! En tout cas ce fut, comme en 2016, un dense week-end de juillet…

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6. Allez comme tout n’est pas fini : le 6eme moment dont on veut se rappeler : c’est la tournée d’au revoir à venir, qui se terminera par une date finale à la Cigale le 4 décembre 2025…

Photos : Inès Ziouane.