Logo

Babysitters, reines des squares

« On bosse surtout pour que les autres puissent bosser. »

Par
Adéola Desnoyers
Publicité

Elles sont souvent femmes, racisées ou issues de l’immigration : dans les squares parisiens comme dans ceux d’autres métropoles occidentales, la présence de ces baby-sitters – aux motivations et aux profils divers – participe pleinement de notre compréhension de la division sexuelle, sociale et raciale du travail du « care ». Reportage.

Il faut attendre la sonnerie de 16h30 pour les voir débouler. Le cartable trainant dans la poussière des graviers, le chocolat fondu aux commissures des lèvres et la voix claire, prête à expier les dernières heures de silence imposé. À peine les pigeons du jardin Henri Sauvage ont-ils eu le temps de s’envoler que déjà, le toboggan est pris d’assaut pas une horde d’enfants tapageurs.

À Paris, dans ce minuscule square coincé entre la Goutte d’Or et la porte des Poissonniers, la mixité est de mise : coupes au bol blondes, tresses collées et couettes frisées se partagent le petit territoire fait de dalles amortissantes. Sur les bancs tagués, quelques parents pianotent sur leur téléphone, relevant parfois la tête pour s’assurer que ce n’est pas le leur qui vient de tomber.

« Nous, les nounous, on n’existe pas seulement pour garder les bébés. On bosse surtout pour que les autres puissent bosser. »

Publicité

Au milieu d’un bataillon de poussettes, Samia* lance à la volée : « Si tu ne te calmes pas, je vais appeler la police des enfants ! ». Face à la baby-sitter, l’enfant chouine un peu pour une histoire de bonbon refusé.

33 ans de bouteille. Samia a commencé lorsqu’elle en avait 27, fraîchement débarquée d’Annaba, ville portuaire de l’est de l’Algérie. En bonne doyenne de sa petite assemblée, elle fait les présentations : Claudia, Sophie*, Diamante, Hafsa… Toutes baby-sitters, toutes habituées du jardin Henri Sauvage. L’une d’entre elle, une doudoune rose poudré sur les genoux et un sourire timide aux lèvres, résume en quelques mots l’importance de son métier : « Nous, les nounous, on n’existe pas seulement pour garder les bébés. On bosse surtout pour que les autres puissent bosser. »

Qui gardera les enfants ?

C’est un tableau ordinaire de nos villes : pour permettre aux couples de la classe moyenne de s’élever socialement, d’autres personnes – rarement des hommes, parfois des étudiants – s’occupent de certaines tâches domestiques devenues des obstacles au développement d’une carrière, à commencer par la garde des enfants. Comme Samia et ses collègues, elles sont nombreuses à se substituer au père ou à la mère, pour quelques heures, quelques jours ou quelques années. « Pour moi, ça n’a jamais été une vocation mais le boulot qu’on m’a le plus facilement confié lorsque je suis arrivée à Paris », avoue la soixantenaire, « ça ne veut pas dire que je n’aime pas ce que je fais mais plutôt qu’on ne m’a pas laissé beaucoup d’autres options : c’était soit ça, soit femme de ménage. »

Publicité

Dans Qui Gardera les Enfants ? – son essai paru en 2012 – la chercheuse Caroline Ibos posait déjà les relations baby-sitters / parents comme le théâtre d’une expérience politique où se jouent des conflits de sexe, de « race » et de classe : « La condition des nounous concentre souvent des questions épineuses posées à la société tout entière, notamment celle de la signification d’un travail domestique, bon marché ou encore de l’articulation entre hiérarchies sociales, dignité du sujet et égalité des droits. »

« Elle m’avait clairement expliqué qu’elle préférait que ses enfants ne croisent pas les miens. »

Publicité

À la question de l’argent, le petit groupe du square Henri Sauvage pousse un soupir à l’unisson. Sur les cinq femmes, deux reconnaissent des heures non déclarées, parfois à moins de 15 euros. « Des parents qui proposent un salaire décent, avec contrat, il n’y en pas beaucoup ! » s’exclame-t-on. Pour Caroline Ibos, interviewée par Charlotte Bien-Aimé dans Un Podcast à soi, les parents pensent avant tout « du point de vue du bien-être de leurs enfants et du point de vue de l’harmonie domestique. Ils attendent donc une femme qui serait nounou parce qu’elle aime leur enfant. Et le fait qu’il y ait cet amour possible est ce qui leur permet de légitimer le fait de peu la payer, puisque finalement, elle ferait ce métier par plaisir. »

Diamante se souvient d’une mère qui lui avait proposé de payer une partie de ses services en tickets restaurants « et qui m’avait clairement expliqué qu’elle préférait que ses enfants ne croisent pas les miens. » Ce mépris – bien que pas systématique – elles l’ont pourtant toutes expérimenté à un moment de leur carrière : « soit c’est parce qu’on est noire, soit parce qu’on est voilée, parce qu’on a trop d’accent ou qu’on demande un peu plus que ce que les gens sont prêts à nous donner. »

Publicité

« Si on n’est pas d’accord, je m’en vais »

Christine s’installe presque tous les après-midis sur le même banc. « Il y a peu de chance que tu ne me vois pas de la semaine. On vient au parc même l’hiver, les enfants ont besoin de se dépenser tous les jours », explique-t-elle de son léger accent antillais, un œil sur les premières gouttes de pluie. Pour cette ancienne décoratrice d’intérieur devenue nounou à plein temps, plus question de se laisser marcher sur les pieds : « ça fait quelques années que je passe par une agence. Comme ça, je suis sûre que c’est déclaré et je n’ai pas besoin de courir après mon argent à la fin du mois. » Les parents qui cherchent une nounou peu chère mais entièrement disponible ? Pas pour elle. « Je les choisis autant qu’ils me choisissent. Si on n’est pas d’accord sur la manière de gérer les petits, je m’en vais ! »

La baby-sitter le reconnaît, il lui a fallu du temps pour s’affirmer. À 62 ans, elle sait poser ses termes sans sourciller : « il y a tellement de points sur lesquels il faut batailler. Par exemple, combien de parents arrivent 20, 30, 40 minutes en retard à la fin de la journée, en oubliant que nous aussi, on aimerait bien finir le boulot à l’heure… » Mais Christine insiste, c’est parce qu’elle fait ce métier par choix et non par nécessité qu’elle s’y plaît. En commençant par les nourrissons, « à garder toute la journée », puis en gardant un frère et une sœur pendant dix ans, qu’elle aura suivis jusqu’en Angleterre. Maintenant, elle s’occupe de la petite Léopoldine et de ces deux frères, juste « des sorties d’écoles. Aujourd’hui je peux me le permettre, je gagne bien ma vie. »

« Des jumeaux ou des triplés, ça peut naître n’importe où, et n’importe qui peut être démuni face à une telle charge. »

Publicité

Passer par un tiers pour certaines, se spécialiser pour d’autres. Madeleine est de celles qui ont opté pour le second choix. En devenant technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF), cette grande dame joviale s’est retrouvée à la croisée de deux métiers : nounou et travailleuse sociale. Parent isolé, qui élève seul un enfant handicapé ou travaille tard le soir, mères qui viennent tout juste d’accoucher… « Je suis là pour apporter de l’aide dans des situations compliquées, prendre la relève de mamans épuisées qui ne demandent qu’à dormir un peu, prendre une douche ou quelques minutes pour elles. » Rarement, les pères sont évoqués. Madeleine en croise peu.

À la différence des baby-sitters « classiques », les TISF sont appelés à la rescousse sur des périodes plus resserrées, « de quelques mois à 1 an max, sauf pour les cas vraiment compliqués. » Avec sa formation en deux ans et son diplôme d’État, Madeleine apporte une expertise, rarement innée chez les parents : « je leur apprends à poser des limites, à canaliser les enfants ou à faire en sorte qu’ils mangent proprement. Je travaille avant tout avec des familles qui ont besoin de combler des carences éducatives et elles sont plus nombreuses qu’on le croit. »

Publicité

Gérer les émotions et les rapports de classe

Beaux immeubles haussmanniens de l’ouest parisien, T2 saturé des quartiers populaires, Madeleine passe de l’un à l’autre dans une même journée. Les parents en détresse ne sont pas l’apanage des banlieues défavorisées, la baby-sitter aime bien le préciser. « Des jumeaux ou des triplés, ça peut naître n’importe où, et n’importe qui peut être démuni face à une telle charge. Je m’occupe d’une mère dans les Hauts-de-Seine, elle n’a vraiment aucun souci matériel mais elle galère aussi. »

Samia, elle, a arrêté de garder dans le 9ème et les autres arrondissements huppés de la capitale, « trop de décalage et de mauvaises expériences », élude-t-elle rapidement. La nounou préfère les rapports avec les habitants de Saint-Ouen et de la Goutte d’Or pour qui elle travaille aujourd’hui. « Je ne dis pas que les gens des quartiers riches sont tous désagréables, mais c’est plus compliqué de bien s’entendre. » De toute façon, Samia commence à fatiguer, garder des enfants du matin au soir n’a rien d’une promenade de santé, encore moins à 60 ans. Un épuisement aussi bien physique que mental, qu’elle traduit d’une seule phrase : « j’aimerais bien profiter des miens. »

Publicité

De chaque côté, c’est le mot qui revient le plus souvent : la fatigue, celle aussi des parents. Ceux qui se mettent à pleurer lorsqu’elles quittent les lieux, Madeleine, Samia et Christine en ont souvent rassurés, sur le pas de la porte après avoir couché les enfants. Toutes ont conscience de l’influence qu’elles peuvent avoir sur la santé d’un couple, d’une mère ou des gamins qu’elles gardent. « Il y a aussi ceux qui vous appellent maman, parce qu’ils ont plus l’habitude de voir votre tête que la leur », raconte Christine, « il faut apprendre à se blinder, ne pas trop s’attacher. Parce qu’on finit toujours par partir qu’on aime ou pas la famille. »

Les dîners entre amis ou les vacances qu’on vous propose mais que vous devez refuser – par crainte de ne plus savoir départager relation amicale et de travail – font partie du lot. Le chapelet de noms des enfants gardés au cours des années, rappelle aussi le jeu d’équilibriste qu’est ce métier : celui de tous ceux qui mélangent le pécuniaire et l’affectif.

* Les prénoms ont été modifiés.

Publicité