Rien de plus anxiogène que d’aller faire les courses en cette période de confinement. Les rayons, parfois vidés de leur contenu, les masques et cette distanciation sociale nécessaire rendent l’exercice périlleux. Pour un certain nombre de personnes, l’aller-retour au supermarché représente l’aventure ultime du moment, à slalomer entre les caddies, pour tenter de remplir cette tâche ménagère rapidement en pensant surtout à revenir dans le plus du temps possible.
Quand, soudain, aux alentours des étals, une voix grave s’élève, téléphone accolé à l’oreille : « Mais je ne sais pas où ça se trouve, je te dis ! » L’homme énervé semble avoir mis les pieds dans le magasin pour la première fois de sa vie. Confinement oblige, certains hommes se sont en effet vu attribuer les courses alors qu’ils n’avaient que rarement effleuré la surface d’un supermarché, ou du moins toujours accompagnés. « En arrivant dans le magasin, mon compagnon m’a appelée directement pour me demander où se trouvaient les produits », confesse Abigaël, qui y va d’habitude avec lui mais a préféré éviter les sorties du fait de ses problèmes de santé. « Ils me demandent aussi si les promotions valent le coup ou pas », raconte la caissière de 29 ans, prenant la situation sur le ton de l’humour.
D’après une étude du CRÉDOC de 2013, 36% des hommes en couple avec enfant(s) déclaraient ne jamais faire les courses. Et ceux qui s’adonneraient à la tâche, d’après l’ouvrage d’Eric Rémy et de Julien Rémy Ce que donnent les hommes qui font des courses, en feraient une « activité extraordinaire », se lançant des défis pour parvenir à leurs fins (comme se chronométrer). Cela serait-il en train de changer depuis que le confinement a pris place en France ? « Pour le moment, il est difficile de le dire tant que nous n’avons pas d’études chiffrées », réplique l’économiste Catherine Sofer, professeure à Paris-1 Panthéon-Sorbonne. Mais il faut dire qu’on observe des comportements assez déroutants. « Mon mari avait besoin de sortir. En arrivant au magasin, il m’a appelée pour me dire que, quand même, c’était grand le supermarché », s’amuse Angela, à qui cette tâche ménagère revient habituellement. Même s’ils s’emparent de la besogne, ces messieurs ne semblent pas offrir une diminution de la charge mentale des femmes, qui, pour certaines, doivent continuer à les assister au téléphone dans le magasin.
Rôle social et compétences
Pourquoi alors tenter cette sortie sans connaître réellement le milieu à affronter ? Catherine Sofer émet une hypothèse : « Traditionnellement, le rôle social des hommes est à l’extérieur, celui des femmes plutôt à la maison. Le seul moyen pour aller au dehors se révèle donc de subvenir aux provisions domestiques. » Cela, sans parler du rôle social que confère cette sortie, permettant de rencontrer d’autres personnes et de s’afficher au monde extérieur. Certains tentent donc leur chance. Avec quelques couacs : « Mon mari ramène du savon à la place du shampooing, il ne trouve pas tous les articles, il prend deux heures alors qu’il a une liste avec photo », regrette amèrement Justine.
Car zigzaguer entre les étagères d’aliments n’a rien du passe-temps. Comme toute tâche ménagère, les courses représentent un travail, au sens sociologique du terme, demandant des compétences spécifiques pour les réaliser correctement. Selon l’Insee, dans une étude de 2015, 26% des femmes considéreraient cette tâche comme une corvée, contre seulement 14% des hommes.
Aurélie*, 25 ans, l’a expérimenté dans sa famille. « Dans un accès de panique, mon père, qui ne va jamais au supermarché, est parti faire les courses, par peur d’une pénurie. Il est revenu avec un jambon entier et deux kilos cinq de fromage ! » Des achats dont l’utilité est discutable et qui montrent aussi que celui-ci ne possédait pas les compétences nécessaires à leur réussite. Ce que la mère d’Aurélie s’est empressée de rectifier au retour de son conjoint, en allant refaire les courses, encore ébahie de ses choix alimentaires pour les semaines à venir.
L’égalité au sein du couple concernant la répartition des tâches ménagères, ça ne semble pas pour tout de suite. Au-delà des courses, le confinement ne donne pour le moment pas de résultats dans ce sens. D’après une étude d’Harris Interactive pour le Secrétariat d’Etat chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, les femmes consacreraient 2h34 par jour aux tâches ménagères pendant le confinement contre 2h10 pour les hommes. 63% d’entre elles continuent à préparer les repas à la maison. Car avant tout, les tâches ménagères prennent du temps et, pour optimiser ce rapport temps-argent comme le dit un article du Financial Times, le couple hétérosexuel remet les tâches non-payées à celui qui gagne le moins. Et cette inégalité salariale reste présente, même pendant le confinement.
*Pour des raisons de confidentialité, certains prénoms ont été changés.