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Au coeur des “Pyramides de Bosnie”
En Bosnie-Herzégovine, j’ai visité le site des “pyramides de Visoko”, des collines de forme vaguement triangulaire qu’un entrepreneur américano-bosnien, nommé Semir Osmanagić, présente comme les plus grandes et anciennes pyramides du monde. Récit d’une immersion dans un complexe touristique pseudo-archéologique où se côtoient adeptes du New Age, nationalistes bosnien·nes et… le tennisman Novak Djokovic, qui y voit “le paradis sur Terre”.
Il est presque impossible d’aller en Bosnie-Herzégovine sans entendre parler des “pyramides bosniennes”. La plupart des agences de voyage et dépliants touristiques du pays balkanique proposent des excursions dans la vallée de la ville de Visoko, où un businessman américano-bosnien, nommé Semir Osmanagić, aurait découvert, en 2005, les vestiges d’immenses pyramides enfouies sous la végétation. Pour ma part, j’ai découvert cette affaire de manière parfaitement fortuite, en feuilletant un guide de voyage lors d’un séjour dans le pays. L’auteur y présente le plus sérieusement du monde cette histoire incroyable, au sens littéral du terme : « D’aucuns pensent que cette découverte pourrait changer à jamais l’Histoire de la Bosnie-Herzégovine, et de l’Europe entière. »
Une rapide recherche sur Google m’apprend que tout le monde est loin de partager cet enthousiasme. Des géologues ont de fait affirmé que les “pyramides” n’étaient en réalité rien d’autre que des collines aux flancs vaguement triangulaires, un phénomène géologique connu sous le nom de “flatiron”, lié à l’érosion et non à l’intervention humaine. La communauté archéologique internationale a, de son côté, soulevé l’aspect hautement improbable de l’existence d’une civilisation avancée totalement inconnue des scientifiques à cette époque reculée (Osmanagić date la construction des pyramides à il y a plus de 12 000 ans !). Plusieurs voix ont aussi pointé du doigt le CV douteux de l’homme à l’origine de cette hypothèse. Propriétaire d’une usine de métallurgie au Texas, cet entrepreneur n’a jamais participé auparavant à un chantier de fouilles et son expérience de l’archéologie se limite peu ou prou à des voyages sur les sites des pyramides d’Amérique centrale. Pire : il souscrit ouvertement à des “théories” peu orthodoxes comme l’origine extraterrestre des Mayas ou l’existence de l’Atlantide.
Le désaveu des scientifiques ne l’a pourtant pas empêché d’obtenir, en 2005, l’autorisation de mener des fouilles auprès des autorités compétentes. La “Fondation du parc archéologique de la pyramide bosnienne du Soleil”, qu’il a créée, continue depuis lors ses travaux “d’excavation”… au grand dam des archéologues, qui s’inquiètent de voir ainsi endommagé le véritable patrimoine historique de la région déjà gravement détérioré par la guerre de 1992-1995. Les alentours de Visoko étaient le centre de la Bosnie médiévale et le sommet de la colline de Visocica, alias la “Grande Pyramide bosnienne du Soleil”, abrite les ruines d’une forteresse. Les recherches controversées de la Fondation sont rendues possibles par l’action de bénévoles dévoué·e·s et alimentées par des financements privés et publics, ainsi que par les revenus générés par le tourisme. Leur site propose un large éventail de propositions, allant du “tour archéologique” simple à 2,50€ à des séjours d’une semaine incluant des visites guidées et des activités a priori éloignées de l’archéologie, telles que des sessions de méditation et de yoga, à 1 685€. J’ai décidé de me rendre sur place pour tenter de comprendre ce qui s’y trame.
Un parc d’attraction ésotérique
Une journée et un voyage en bus plus tard, me voici à Visoko. Sitôt arrivée, je constate que cette petite ville tranquille joue à fond la carte du tourisme des pyramides : des panneaux indiquent les sites “historiques” et de nombreux restaurants, snacks, bars et autres commerces se sont rebaptisés en adoptant des noms qui évoquent les “édifices préhistoriques” de la vallée – l’un des plus remarquables est le grand Hôtel Piramida Sunca trônant en centre-ville. Il faut sortir un peu du centre pour arriver dans le cœur du complexe pseudo-archéologique d’Osmanagić et ses sbires : « Le Parc archéologique et touristique Ravne 2 ». Construit par la Fondation, le Parc jouxte le tunnel “Ravne 2”, présenté comme l’entrée d’un réseau souterrain reliant les différentes pyramides de la vallée entre elles – et qui seraient vraisemblablement les reliquats de mines datant du Moyen-Âge.
D’emblée, il paraît évident que l’ambiance est plus proche du parc d’attraction ésotérique que du site de recherches et de médiation scientifique. Des jardins botaniques y avoisinent de petites installations allouées à la spiritualité et au développement personnel comme des mandalas et des labyrinthes de pierres, un “amplificateur d’aura”... Plus surprenant : la présence d’un cours de tennis, construit en l’honneur de… Novak Djokovic ! Le tennisman, qui a visité Visoko en juillet 2020, aurait décrété qu’il s’agissait “du paradis sur Terre”. On dit que sa visite aurait relancé le tourisme sur place après la crise du Covid.
Quelques panneaux disséminés dans le parc donnent néanmoins quelques indications sur les travaux et activités de la Fondation. Un plan m’apprend ainsi qu’il y aurait quatre pyramides dans la vallée : la Pyramide du Soleil, celle de la Lune, du Dragon et de l’Amour, sans oublier le Temple de Mère Nature. D’autres tentent de donner une certaine crédibilité au projet : un écriteau vante ainsi la profusion d’éminent·e·s intellectuel·le·s qui se seraient rendu·e·s sur place – une rapide recherche m’apprend toutefois que la plupart n’y ont jamais mis les pieds.
Le long de l’allée centrale menant au tunnel, des échoppes tentent de tirer parti commercialement de l’afflux de visiteur·euse·s, en vendant des T-shirts “J’ai été sur la Grande Pyramide Bosnienne du Soleil !”, des livres d’Osmanagić et des cristaux de quartz “issus du tunnel de Ravne” (“annule les radiations négatives émises par les postes de télévision, le laptop et le Wi-Fi […], très facile d’utilisation, pas besoin de le laver ni de le charger”, précise l’emballage). Clou du spectacle : Osmanagić himself déambule dans son petit royaume, coiffé d’un improbable chapeau à la Indiana Jones (comme tou·te·s les archéologues sérieux·ses) afin de dédicacer ses ouvrages et de se faire prendre en photo avec ses fans. Le profil de son public me semble d’ailleurs assez diversifié, de l’adepte du New Age à la famille bosnienne d’apparence ordinaire.
Inscriptions proto-runiques et Wi-Fi antique
Il est temps de passer aux choses sérieuses : le “tour archéologique” du tunnel Ravne 2, mené par un guide assermenté par la Fondation. Coiffés de casques de sécurité, notre petit groupe de quatre personnes pénètre dans les entrailles souterraines de Visoko. Quelques mètres plus loin, nous réalisons un premier arrêt devant un panneau sur lequel on peut lire : “ANCIEN ARTEFACT, NE PAS TOUCHER !!” L’artefact en question n’est autre qu’un bloc de pierre sur lequel on distingue une vague inscription. Du “proto-runique”, affirme notre accompagnateur sans ciller, avant d’enchaîner en assurant que des chercheur·euses auraient fait dater le bloc au carbone 14 et qu’il aurait plus de 10 000 ans.
Une heure durant, celui-ci nous déroule alors le discours officiel de la Fondation, qui s’apparente à un bric-à-brac conceptuel mêlant différentes théories pseudo-archéologiques, ésotériques voire complotistes. Ce gros caillou serait en réalité une fabrication humaine extrêmement sophistiquée servant à catalyser les ions négatifs issus du sol, lesquels auraient des vertus curatives : ils nous aideraient à mieux respirer, diminueraient le stress… Les anciennes civilisations qui les auraient construites maîtrisaient cette technologie avancée de soin, dont nous autres contemporains auraient perdu l’usage. Et les différentes pyramides construites autour de la Terre ne seraient ni des tombeaux ni des lieux de culte mais des sortes d’antennes diffusant cette énergie bienfaisante dans l’atmosphère le long de leur axe central – le “Wi-Fi de l’Antiquité” (sic).
Dans un mouvement de balancier typique de la rhétorique pseudo-scientifique, il alterne un vocabulaire qui donne l’apparence de la science (“ions négatifs”, “datation au carbone 14”…) et des invectives contre la communauté intellectuelle qui refuserait, dans un élan de malhonnêteté crasse, de reconnaître la vérité pour ne pas remettre en question leurs propres théories et “l’Histoire officielle” dans son ensemble. Apothéose de la visite : il nous prend à témoin quant aux vertus des pierres en nous faisant apposer les mains contre un gros caillou afin que nous ressentions l’énergie qui en émane. Les mains contre la roche froide, je me demande si les autres membres du groupe croient la soupe New Age que nous sert notre accompagnateur ou si cette visite n’est qu’un jeu de dupes.
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A la fin de la visite, le représentant de la Fondation nous indique que nous pouvons, pour la modique somme de 5 Marks bosniens (2,50€), refaire un “tour méditatif” du tunnel, sans guide cette fois-ci. Alors que nous nous dirigeons vers la sortie, nous croisons un vieil homme, équipé d’un appareil respiratoire, en train de faire la visite solo en question. Un profond malaise me saisit alors que je me demande si cette personne (ou d’autres) s’est détournée de soins médicaux dans l’espoir d’être guérie par une prétendue technologie énergétique préhistorique.
Un phénomène sociologique propre au contexte de la Bosnie d’après-guerre
En sortant, je suis interloquée. Que des gens soient séduits par des idées différant à ce point du consensus scientifique est étonnant mais pas inédit. En revanche, qu’un hoax relativement grossier prospère en plein jour, bénéficiant de fonds et d’une certaine crédibilité au niveau local, a de quoi surprendre. Pour plusieurs observateur·ices, le succès de cette entreprise de contre-vérité est indissociable du contexte particulier de la Bosnie d’après-guerre.
Dans un pays pauvre et marqué par un conflit meurtrier où près de 100 000 personnes ont été tuées et 2,2 millions ont été chassées de chez elles par des campagnes d’épuration ethnique, l’Histoire alternative d’Osmanagić séduit car elle propose à la Bosnie à la fois l’assurance d’un passé glorieux (en en faisant rien de moins que le berceau mondial de la civilisation humaine) et la promesse d’un avenir meilleur (avec des revenus touristiques à la clé). Des personnalités politiques et des médias nationaux ont adopté ses pseudo-théories. L’identification aux bâtisseur·euse·s des pyramides est devenue un trope nationaliste : quant aux sceptiques, iels se voient souvent accusé·e·s d’être “anti-bosnien·ne·s” ! En 2006, des universitaires qui se sont opposé·es au projet dans une lettre publiée par voie de presse ont notamment été victimes d’une campagne de harcèlement en ligne.
Selon un article de la revue Balkanologie, « l’aventure des ‘pyramides’ de Bosnie, sous ses dehors parfois amusants de projet pseudo-archéologique (…), est également ainsi un révélateur de certains dysfonctionnements profonds de la société bosnienne » : sentiments nationalistes, pauvreté… Et ses éventuelles externalités positives ne sauraient compenser ses effets délétères : « fausse histoire nationale aux implications dangereuses, haine populaire appelée sur les scientifiques d’un pays qui peine déjà à conserver ses diplômés, négation ou détournement d’un patrimoine réel déjà menacé, diffusion massive du charlatanisme sous diverses formes. »
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