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ASMR de partenaires abusifs : ou quand YouTube idéalise la violence conjugale

Par
Oriane Olivier
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Les stars du milieu se nomment YSF (375 000 abonnés), Jae ASMR (241 000 abonnés), ou Feranvenn (142 000 abonnés). Derrière leurs avatars dessinés, seules leurs voix, au timbre exagérément guttural, sont identifiables. Et chaque mois, ces créateurs de contenus font des centaines de milliers de vues (la vidéo la plus populaire dépasse le million) avec des vidéos qui glorifient les romances toxiques. Les visuels, glanés sur Pinterest, sont tous plus ou moins identiques et d’inspiration manga. Quant aux titres, ils contiennent invariablement des mots clefs aussi évocateurs que : “toxic”, “agressive”, “dominant”, “jealous”, ou “angry” boyfriend.

Le scénario lui aussi, est presque toujours le même : un homme au passé trouble, tendance “vampire à la peau diaphane”, menace son amant, sa partenaire, ou parfois son ex (en l’occurrence VOUS, puisqu’il s’adresse à un interlocuteur invisible à la deuxième personne) des pires sévices, si ses exigences ne sont pas satisfaites. Abus psychologiques ou physiques, chantage affectif, insultes et manifestations de jalousie maladive sont susurrés à deux centimètres du micro, et font frémir les auditeurs et auditrices qui consomment ce type de contenus pour s’exciter, se relaxer, ou trouver le sommeil. Car oui, les violences conjugales font apparemment sécréter de la mélatonine.

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DES VIDÉOS QUI GLORIFIENT LES VIOLENCES ET ÉRIGENT LES ABUS EN PREUVES D’AMOUR

L’ASMR, est une méthode de relaxation qui consiste à produire chez le receveur une réponse agréable à un stimuli sensoriel – et le plus souvent auditif. D’ordinaire, les contenus de ce type font donc plutôt la part belle aux petits bruits de bouche et de déglutition. Mais ici, l’effet recherché repose davantage sur la cruauté des petites phrases prononcées et les sentiments de culpabilité, d’humiliation ou de soumission qu’elles induisent chez l’auditeur ou l’auditrice, que sur leur sonorité supposément relaxante. Petite florilège de titres :

  • “Mouthy brat gets her attitude adjusted” (“Une gamine qui a du répondant se fait corriger”)
  • “Arguing with your boyfriend until he loses control” (“Tu t’engueules avec ton copain jusqu’à ce qu’il perde le contrôle”)
  • “Frustrated boyfriend SNAPS and Lashes out on you” (“Ton petit ami frustré vrille et s’en prend à toi”)…

En fait, tous ces audios, puisque ces vidéos ne comportent en réalité jamais d’images animées, fonctionnent sur le même schéma. Le principe est le suivant : un narrateur à la voix caverneuse comme un fumeur de gauloises sans filtre, se met dans tous ses états. Le plus souvent parce qu’il se sent humilié, rejeté ou en insécurité dans son couple. Il couvre alors son ou sa partenaire de reproches, et cette réaction abusive est élevée au rang de preuve d’amour ultime. Parfois, on perçoit les tintements d’une boucle de ceinture annonçant une punition corporelle entre deux menaces. Fréquemment, on entend les exhalaisons exagérées d’une bouffée de cigarette, accessoire indispensable du bad-boy accro à la nicotine. A se demander d’ailleurs, si ce n’est pas avant tout de l’ASMR pour personne en sevrage tabagique. Dans la section commentaires, les fans et abonné.es de la chaîne félicitent les vidéastes pour leurs disputes imaginaires, et applaudissent d’une main – l’autre étant souvent affairée ailleurs – ces jeux de rôle malsains dans lesquels ils endossent avec enthousiasme le costume de victimes.

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Ainsi, dans une vidéo intitulée “Toxic possessive boyfriend goes through your phone” (Un petit ami toxique et possessif fouille ton téléphone), un homme épluche les textos de sa compagne, la harcèle pour comprendre pourquoi elle discute avec un copain de classe, lui ordonne de bloquer tous ses contacts masculins au prétexte qu’elle n’a pas besoin d’autres confidents que lui, avant de la menacer de violences physiques. Et voici la réaction des fans :

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Dans une autre, “Slapping your boyfriend during an argument” (Gifler son copain durant une dispute), le narrateur rentre tard et s’agace que sa copine lui demande de rendre des comptes. Condescendant et détaché, il lui répète constamment que ce ne sont pas ses affaires. Au bout de quelques minutes, elle finit par porter le premier coup et lui envoyer une baffe. Il lui annonce alors qu’il va la tuer, enclenche un chrono sur sa montre pour lui laisser quelques secondes d’avance afin d’aller se planquer, et prend un plaisir sadique à la terroriser pendant qu’il tente de trouver sa cachette.

Enfin, dans une troisième vidéo, “Coming home late to your angry boyfriend”, la situation s’inverse. Ici, c’est l’attitude désinvolte de la petite amie fictive, qui a oublié de prévenir son copain qu’elle allait boire un verre avec des amies après le boulot, qui devient source de tensions. Dans l’histoire précédente, l’indépendance du narrateur et sa décontraction étaient des traits de caractère sexy face aux questions de sa partenaire qui passait pour une mégère inquisitrice. Dans cet audio, au contraire, la possessivité maladive du narrateur passe pour un attachement sincère. Ainsi dès les premières minutes, malgré son ton très agressif, qui témoigne moins d’une réelle inquiétude que d’une jalousie excessive et quasi paranoïaque (“Thank you so much for being a pain in my ass as always” – Merci beaucoup d’être une chieuse, comme d’habitude, “Where the fuck have you been ?!” – Putain mais t’étais où ?, “Have you got something to hide ? – T’as quelque chose à cacher ?), son comportement est perçu comme positif, et le signe d’un véritable attachement.

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Pourtant, son attitude laisse peu de place au doute : il l’accuse de lui mentir, de lui cacher des choses, il lui refuse la possibilité de ne pas répondre, la harcèle de questions, puis se place en position de victime… Mais les commentaires le portent aux nues :

UNE TENDANCE EXCLUSIVEMENT MISOGYNE ?

Plus récentes, moins nombreuses et un peu moins populaires, les vidéos ASMR de femmes violentes et abusives existent également. En voici quelques exemples :

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  • “Girlfriend forgets your anniversary and snaps at you” (Votre petite amie oublie votre anniversaire et vous engueule)
  • “Toxic Girlfriend Roleplay: Do You Think I Want To Hurt You ?” (Jeu de rôle de petite copine toxique : Tu penses vraiment que je veux te blesser ?)
  • “Jealous girlfriend hurt you” (Une petite amie jalouse vous fait du mal)
  • “Sadistic girlfriend degrades you and praises you to sleep” (Votre petite amie sadique vous rabaisse, puis vous réconforte jusqu’à ce que vous vous endormiez).

Mais au-delà du nombre de vues – nettement supérieur lorsqu’il s’agit de voix masculines – elles se démarquent surtout par une différence notable dans la partie commentaires. En effet, les abonné.es ne semblent pas rechercher la même chose dans ces audios qui mettent en scène des femmes au comportement toxique. Ainsi, si certain.es fans semblent là aussi éprouver une forme d’excitation face à ce déchaînement de violence et d’humiliations, la dimension érotique est bien moindre. La plupart des auditeurs et auditrices semblent au contraire chercher du réconfort et de la solidarité pour dépasser leurs propres traumas passés. Et presque tous réclament une suite, dans laquelle la petite amie toxique est quittée. Car si dans les audios conçus par des hommes, la sexualité, la libido, le désir d’être dominé.e attirent et priment sur le reste, pour les audios conçues par des femmes, la possibilité cathartique de revivre ces expériences douloureuses de manière contrôlée semble l’emporter.

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UNE MANIÈRE DE SE RÉAPPROPRIER SON TRAUMA, VRAIMENT ?

Alors les contenus ASMR de partenaires abusifs ont-ils des vertus thérapeuthiques ? Permettent-ils de traiter, en le revivant volontairement, les troubles psy liés à un événement traumatisant ? Difficile à dire. En tout cas, une partie des abonné.es semble le penser et remercie les vidéastes de leur travail précieux, qui leur permet d’avancer après avoir souffert de violence domestique.

D’ailleurs certains contenus ont presque une vocation pédagogique. Ainsi, après une dizaine de minutes de litanie paternaliste, la vidéo évoquée plus haut (“Coming home late to your angry boyfriend”), prend un virage à 180 degrés et se conclut avec une conversation permettant de redéfinir les contours d’une relation saine. Le narrateur se remet en question, analyse son comportement à l’aune de ses histoires passées et le décrit lui-même comme “irrationnel”, puis il promet de mieux communiquer et de travailler sur ses insécurités à l’avenir. (“Yes, I totally agree, I do think that my past relationships are contributing to my insecurities and my irrational behavior” – Oui, je suis entièrement d’accord. Je pense que mes relations passées contribuent à mes insécurités et mon comportement irrationnel…. “This is the beginning of the end of my insecurities” – C’est le début de la fin de mes insécurités). S’ensuivent de longues minutes d’excuses et de réconfort, au cours desquelles le personnage semble avoir pris la mesure de son attitude problématique.

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L’autre argument, qui procède un peu de la même réflexion, c’est que ces contenus peuvent permettre à des personnes qui n’ont jamais été confrontées à des comportements abusifs, de les identifier et donc de s’en prémunir dans leurs relations futures. Ainsi, certaines chaînes se fendent de messages d’avertissement invitant leur public à la plus grande précaution et à obtenir sur Internet l’aide et les ressources dont il aurait besoin pour se sortir d’une histoire toxique (sans pour autant, il est vrai, prendre la peine de les mettre à disposition).

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Mais la plupart des créateurs de contenus ne s’embarrassent même pas d’une telle prudence. Tout juste écrivent-ils, vraisemblablement pour se dédouaner, qu’il s’agit d’une “œuvre de fiction” dans la description de la vidéo. D’autres mettent carrément en avant dans cette même description et sans prendre aucune précaution, le caractère toxique de cette relation comme une valeur ajoutée. Ils offrent à leur audience – des abonné.es souvent jeunes – une vision biaisée des relations, où la souffrance fait partie du jeu de séduction, et où la douleur est souhaitable.

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Une perception erronée de ce que doit être une relation épanouissante, teintée de narcissisme, de sexisme, et de culture du viol, que l’on retrouve ensuite parmi les commentaires. Car si certain.es abonné.es semblent faire la part des choses entre la réalité et la fiction (“I would never deal with that in real life” – Je ne pourrais jamais supporter ça dans la vraie vie), d’autres paraissent banaliser ces comportements, et participent même activement à les rendre séduisants. Ils s’entêtent à confondre assurance et intimidation, souci de l’autre et jalousie excessive, sensualité et absence de consentement.

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Dans cette vidéo par exemple (“Your jealous ex hits you up at 4am” – Ton ex jaloux te contacte à 4h du mat), le narrateur se conduit de manière inquiétante. Il harcèle son ancienne copine, frappe à sa porte au milieu de la nuit, et lui reproche de mentir car elle ne veut pas lui parler du garçon avec lequel il l’a croisée plus tôt dans la journée. Ensuite, il l’accable de reproches d’une violence inouïe : il lui balance que les voir ensemble a failli le faire vomir, que la raison pour laquelle ils se sont séparés est qu’elle est trop secrète sur sa vie, que ça ne marchera jamais avec son nouveau mec car elle est instable. Puis, il insiste pour savoir ce qu’elle cache d’autre alors qu’ils ne sont plus ensemble, lui dit que de toute façon elle ne peut rien lui cacher car il l’observe en permanence, puis qu’il ne comprend pas comment elle peut passer aussi facilement à autre chose et espérer revivre ce qu’ils ont partagé avec le premier type venu… Tout ça sous prétexte qu’elle le maintiendrait sous sa coupe, en lui envoyant des textos et des selfies. Et cette justification tient la route pour les fans.

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Car malgré cette multitude de red flags invitant à fuir le narrateur – ambiance baignade non surveillée par temps d’orage – c’est bien elle qui passe pour un monstre. C’est elle qui devrait culpabiliser parce qu’elle continue à lui envoyer des messages (peut-être parce qu’il est complètement taré et qu’elle a peur ? Au hasard). C’est par son unique faute qu’il est dans un état de confusion, et qu’il perd les pédales. Et quand bien même la seule vision que nous avons de leur histoire est parcellaire, décrite par un homme qui se dit lui-même totalement obsédé par son ancienne partenaire, c’est forcément elle la “connasse” qui devait faire amende honorable. Et cette vision délétère des rapports hommes-femmes, qui fait porter l’entière responsabilité des échecs d’une relation sur la petite amie, infuse les sections commentaires de toutes ces chaînes suivies par des centaines de milliers d’ados.

UNE TENDANCE RÉCENTE ? RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL

Ces récits d’abus, enrobés du mythe de la passion, ces dynamiques de domination présentées dans l’art et les médias comme la quintessence de l’élan amoureux, ne datent bien sûr pas d’hier. Ils ont façonné bon nombre d’œuvres, plus ou moins réussies, et sont à l’image de la société qui les a vues naître : pétris de violence sexiste et systémique. Ainsi, La Belle et La Bête (la version réactualisée du conte d’Apulé, Amour et Psyché) nous donnait déjà à voir, sous couvert d’apprendre au lecteur à distinguer la laideur physique de la laideur morale, une liaison amoureuse qui débutait par une séquestration dans le plus grand des calmes. Plus récemment, la figure du vampire torturée s’est imposée comme celle du prince charmant désirable (Buffy, True Blood, Twilight…). Quant à la littérature érotique de ces dernières années, souvent dans la lignée des fanfictions qui pullulent sur Internet, elle nous a offert son lot de romances malsaines, dopées à la culture du viol (ex : 365, After, 50 Shades of Grey…).

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Mais le problème avec ces nouveaux formats audio, qui empruntent à la culture BDSM et à l’esthétique hentai (mangas japonais dans lesquels les dessins et dialogues sont à caractère sexuel), c’est que contrairement à ces deux univers, ils sont à la portée de tous. Et surtout d’un très jeune public, non averti. Librement accessibles sur Youtube, sans aucune restriction d’âge, ils sont également, et à la différence des fanfictions explicites que l’on peut retrouver sur certains sites, presque toujours présentés sans avertissement. Par ailleurs, l’adresse directe (“tu”) à celle ou celui qui écoute, les mises en scène, très souvent basés sur des situations ordinaires, du quotidien, et le caractère impersonnel des narrateurs, qui sont totalement désincarnés et ne possèdent pas de prénom, rend très poreux le filtre de la fiction. Celui-là même qui permet de prendre du recul et de se distancer de l’action.

En outre, les relations BDSM, desquelles ces chaînes se réclament pour justifier leurs contenus, se pratiquent dans un cadre consenti et ritualisé, dans des jeux de rôle qui n’ont pas vocation à normaliser la violence du quotidien et les comportements toxiques. Des mises en scène qui ne cherchent pas à créer un sentiment de culpabilité ou d’insécurité durable chez la personne soumise, un sentiment qui ne puisse être soulagé ou expurgé par l’administration de coups, sans que n’intervienne jamais de safe word (ce code corporel ou verbal qui met immédiatement fin à la séance).

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Alors le silence et l’absence de réaction de Youtube sur ce sujet posent question. Car dans de nombreux pays, à commencer par les Etats-Unis, la représentation de violences conjugales simulées est illégale dans la pornographie. Et bien que certains sites pour adultes regorgent encore de contenus de ce type, les mastodontes du secteur (Youporn, Porhub…) ont été sommés ces dernières années de retirer de leurs plateformes des vidéos qui mettraient en scène des abus (viols, agressions sexuelles, absence de consentement manifeste). Mais la plateforme de streaming grand public laisse quant à elle exister, sans aucun contrôle, des contenus qui normalisent les romances toxiques et les comportements abusifs. Et ces audios exposent des mineur.es à une vision fantasmée des relations, dont le socle commun est toujours la violence domestique.