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Artistes en résistance: «Pour survivre, on cumule beaucoup de choses avec des statuts précaires»

Entre création et (dé)confinement, des artistes nous racontent comment ils résistent à la crise.

Par
Mathilde Nabias
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S’il est un secteur ébranlé par la crise sanitaire, c’est bien le monde du spectacle vivant. Festivals d’été, salles de concert et théâtres sont les lieux de sociabilité par excellence, et COVID oblige, tout a été mis à l’arrêt le 17 mars avec une reprise très incertaine et des conséquences souvent dramatiques pour les artistes et les techniciens. Avec pas mal de mes amis sur le carreau, j’ai voulu leur donner la parole pour qu’ils me racontent l’impact de la crise sur leur pratique.

Émilie, directrice artistique de la compagnie Madame Phénomène me parle de l’angoisse dans laquelle se trouvent plongées les jeunes compagnies depuis l’annulation du Festival d’Avignon et de tous les festivals d’été. Car le coût est lourd. Si, en temps normal, l’investissement requis pour jouer à Avignon dépasse largement les recettes espérées, pour les compagnies émergentes, participer au festival OFF est essentiel pour espérer voir son spectacle programmé la saison suivante. Pour le spectacle vivant, la mise en pause dépassera largement les trois mois officiels de confinement. « Le système est complexe, me dit-elle, et repose sur une temporalité précise, qu’on peut difficilement décaler dans le temps. Un spectacle se prépare un an à l’avance pour être joué à l’été dans l’espoir de trouver un programmateur qui l’inscrira à la saison suivante. » Les rendez-vous manqués d’Avignon, d’Aurillac, de Mima, etc., sont reportés à l’été 2021, sans qu’il n’y ait entre-temps de réel équivalent. « À Avignon ou à Aurillac, on joue moins pour trouver un public que pour taper dans l’œil d’un programmateur. Cette année, avec toutes les annulations, je ne vais pas pouvoir montrer mon travail avant le mois d’octobre ! Si on ajoute à ça les reports de dates des spectacles annulés au printemps, on est certaines que lorsqu’on pourra enfin présenter le spectacle la saison sera bouclée sur l’année… »

« C’est très dur psychologiquement, on fait un travail artistique dont le cœur est collectif et social. »

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Cela signe malheureusement une mise à l’arrêt des perspectives théâtrales pour de longs mois. Difficile alors de garder les équipes mobilisées.
« C’est très dur psychologiquement, on fait un travail artistique dont le cœur est collectif et social. On bosse pendant des mois presque en autarcie, avec l’idée d’un partage, d’une énergie collective, d’une résolution qui cette année n’arrivera pas. Malgré les annulations, j’ai continué à bosser avec la compagnie, mais tout se délite… L’envie n’est plus la même, on se sent impuissant et sans aucune certitude quant à l’avenir du théâtre. »

Après deux années de production, Samuel misait lui aussi beaucoup sur l’été pour faire vivre les spectacles de sa compagnie. « C’était l’aboutissement de tellement de galères et de sacrifices, on devait jouer deux spectacles à Aurillac, on avait beaucoup d’espoir, et l’envie d’être vus. Là, tous les projets sont au point mort, on passe d’un volume de quinze dates à éventuellement une, voire deux. Et c’est pareil pour les productions en cours, on a une résidence qui a sauté pour le prochain spectacle… »

« Pour survivre, on cumule beaucoup de choses avec des statuts précaires. En temps normal, ça va, mais dès qu’il y a un problème, on se rend compte qu’on vit sans aucune stabilité et sans garde-fou. »

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Au-delà de la déception de voir des mois de travail annulés du jour au lendemain, ce sont toutes les activités parallèles, souvent nécessaires à la survie des artistes, qui disparaissent. La compagnie d’Émilie est par exemple engagée dans des actions culturelles touchant à des sujets de société. En foyer, en lycée, en partenariat avec des maisons de retraite : autant d’actions arrêtées du jour au lendemain. Même chose pour Samuel. « Pour survivre, on cumule beaucoup de choses avec des statuts précaires. En temps normal, ça va, mais dès qu’il y a un problème, on se rend compte qu’on vit sans aucune stabilité et sans garde-fou. J’enseigne dans une école depuis des années où je rempile tous les mois un CDD renouvelable. L’école a fermé, ils n’ont évidemment pas renouvelé mon contrat, et personne ne m’a prévenu. Avec ça, je n’ai pas le droit au chômage partiel… »

Ainsi, on comprend mieux la nécessité de la prolongation de droits pour les intermittents : avec un report des productions et perspectives d’un an, impossible pour la plupart des artistes de faire redémarrer leur activité au moment du déconfinement. Marco, violoniste du groupe Guappecartò, avait déjà son statut à l’annonce du confinement. Mais, pour lui, le manque à gagner reste conséquent, la plupart des revenus des musiciens provenant des droits d’auteurs que leur reverse la SACEM après chaque concert dans des salles autorisées. Revenus dont le groupe devra se passer jusqu’à la reprise des concerts. Pour lui aussi, la question de la visibilité et de la diffusion du travail artistique est au centre de ses préoccupations, puisqu’il venait de sortir un album et entamait une tournée promotionnelle. « On essaie de rester actifs sur les réseaux, et de relayer au maximum les vidéos. Bon, on a rigolé parce que la première vidéo de l’album, réalisé avant l’épidémie, on est déguisé en médecin de la peste ! On était dans le thème… »

« À quoi ça rime d’être si dépendant ? J’ai l’impression d’être une ouvrière, un à-côté, il faudrait repenser notre manière de faire des spectacles. »

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Cette prolongation des droits à l’été 2021 n’est qu’une soupape, laissant sur le carreau tous ceux qui n’avaient pas fait leurs heures. C’est le cas de Julia, costumière à Rennes. Pour elle, tout s’est arrêté brutalement. « Le problème c’est qu’avec l’interruption de la programmation due au confinement, la saison prochaine va être consacrée aux reports des créations de cette année. Les spectacles de la saison à venir ont déjà leurs équipes, il n’y a pas de place. Comme ce n’est pas moi qui porte les créations, en tant que « technicienne », je me greffe sur les productions, donc, en plus de ne pas avoir de boulot, je me retrouve hors du circuit, un peu désœuvrée… » D’ailleurs, elle envisage sérieusement une reconversion. « J’y ai pensé dès l’annonce du confinement. À quoi ça rime d’être si dépendant ? J’ai l’impression d’être une ouvrière, un à-côté, il faudrait repenser notre manière de faire des spectacles. C’est un milieu tellement hiérarchisé… » Elle s’est inscrite à une formation d’herboriste et se forme cet été au maraîchage, « au moins, j’aurais de quoi manger », me dit-elle désabusée.

Du point de vue de la création, les artistes que j’ai rencontrés me disent la difficulté qu’ils ont eu à produire durant cette période, tant la transformation radicale de nos conditions d’existence entraîne une remise en question profonde de l’imaginaire intérieur. Le groupe de Marco a malgré tout tenté de se concentrer sur la composition de leur nouvel album. « On a essayé de profiter du confinement pour ça, mais comme on habite tous loin les uns des autres, ça n’a pas été simple. La création est un processus long et compliqué. »

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Difficile également pour Samuel: « au début j’étais anesthésié, me dit-il, je voyais les choses s’effondrer autour de moi progressivement. J’ai coupé l’écriture, d’autant que j’écrivais un spectacle sur la fin du monde et l’effondrement. D’un coup, j’avais le nez trop près de la feuille, c’était anxiogène et vain. » Mais cette pause de quelques semaines a abouti à de nouvelles pratiques: « J’ai besoin d’être dans une démarche artistique, mais je ne trouvais plus de sens à ce que je faisais. J’ai repris la sculpture et commencé le saxophone. La pratique de la musique m’a permis de ne pas ressasser et, très rapidement, l’enthousiasme est revenu car je sentais que je développais quelque chose de neuf. »

Marco a également renoué avec la peinture et le dessin, comme s’il avait eu besoin d’un autre langage pour rendre compte du moment présent, « ce qui a changé énormément c’est le dialogue avec moi-même, on a tous été obligés de s’approcher de notre monde intérieur, ce mystère qui est dans toute chose, cette réalité de l’existence au delà du réel et qui nous apparaît en pleine face au moment où le monde connu semble n’être qu’une illusion qui s’effondre. » Cette sensibilité à ce qui traverse le présent trouve des résonances dans le thème du prochain album du groupe, hommage à Madeleine Fischer, leur mentor, décédée récemment : la distance. « Ce qui m’intéresse c’est la distance existentielle qui sépare les êtres, mais aussi la distance physique, et le lien que la musique opère entre ceux qui partent et ceux qui restent, les présents et les absents. »

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La distance, parlons-en. Comme à l’école, le déconfinement ne signifie en aucun cas le retour à la vie normale : dans le spectacle vivant comme ailleurs les règles de distanciation sociale vont devoir s’appliquer. Mais comment penser les arts vivants avec les protocoles sanitaires ?

Sam devait faire des visites théâtralisées avec la compagnie Légendes Urbaines, « des visites axées sur la parole des gens sur les quartiers dans lesquels ils évoluent, pour ensuite faire du théâtre à partir de leurs récits. On s’interroge sur comment adapter le projet, on devait faire des balades, des interviews, il va falloir inventer de nouveaux processus. » Ce renouvellement, Émilie m’en parle avec enthousiasme. « Ça me plaît l’idée de me servir de ce qui nous arrive comme d’une contrainte créative. Au moment où j’ai entendu parler du respect de la distanciation sociale sur scène, j’étais totalement déprimée. Mais l’art est un lieu où l’on peut dépasser créativement l’interdit, le protocole, on peut en jouer. Comment rendre compte du baiser de Roméo et Juliette sans qu’ils ne se touchent ? Comment montrer la tension et la proximité des corps en les laissant à distance ? Que faire de ces masques que l’on va devoir porter ? On va devoir puiser dans l’histoire des formes pour se renouveler, c’est très stimulant. »

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Elle admet cependant que cette vision n’est pas valable pour les spectacles déjà montés, mais uniquement pour les créations, qu’on pourra rendre « corona-compatibles » dès le début. Même dans ce cas ,il y a risque de dénaturer le travail scénique jusqu’à le rendre inopérant. Ainsi, me raconte Julia*, « pour une création TNB qui est en cours, ils avaient prévu des chemises qui devaient être déchirées tous les soirs lors d’une scène de lutte entre deux personnages. On nous a fait savoir que la scène de lutte était supprimée pour respecter la distanciation entre les comédiens… » Dans le milieu de la danse, l’application des protocoles est absurde renchérit-elle, « le cabaret Moustache a été contacté par le syndicat des cabarets pour leur donner les consignes de reprise, distanciation entre les danseurs d’un mètre minimum, port du masque sur scène, 4m² par artistes dans les loges… C’est n’importe quoi, ils sont douze dans deux loges de 6m², y’a, bien sûr, des portés, un duo de main à main, je te parle même par de danser avec un masque… »

Dans ces conditions, si Émilie accepte de se prendre au jeu, Marco et Samuel refusent de retourner sur scène avec masques et gestes barrières. En effet, au-delà de l’adaptabilité de la création aux normes sanitaires, la question qui se pose est celle de l’intérêt de poursuivre le spectacle vivant dans de telles conditions. Car, à la reprise, les salles seront remplies au quart de leur capacité, avec deux sièges libres entre chaque spectateur, et un rang de libre entre chaque rangée. Julia me dit, un peu dépitée, « je vois pas le sens qu’il y a à voir un spectacle pour se prendre un tel arsenal sécuritaire dans la face, dans un lieu où tu vas justement pour récupérer un peu de liberté… »

« Mais ça va bouger, on va redécouvrir les concerts au coin d’une rue, les castelets montés en dix minutes dans les parcs, l’art par, et pour les gens, en dehors des circuits marchands. »

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Après ce tour d’horizon, me revient ma première pensée, celle de la disparition des lieux de sociabilité sur fond de crise sanitaire. Et pour regarder vers l’avant plutôt que vers tout ce qui s’est effondré, je décide de rester sur ces paroles d’Émilie : « on est en train de voir vaciller le système institutionnel, la captation par les grandes salles de la production contemporaine, avec les dangers d’uniformisation des imaginaires artistiques. Mais ça va bouger, on va redécouvrir les concerts au coin d’une rue, les castelets montés en dix minutes dans les parcs, l’art par, et pour les gens, en dehors des circuits marchands. » Il nous reste donc à inventer un art qui trouvera sa place dans la vie quotidienne, et à nous réapproprier l’espace public pour y inventer de nouvelles formes artistiques et de nouvelles sociabilités.

*Certains prénoms ont été modifiés.