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Arrêtez de nous confondre

Signé : la deuxième fille noire de ton entourage.

Par
Malia Kounkou
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Salut, c’est Malia, la deuxième fille noire de ta classe — « fille noire numéro deux », si ça peut simplifier les choses. Celle numéro un, c’est Océane, et que nos deux noms de famille en « K » se succèdent durant l’appel n’aide en rien. Un clignement d’yeux et, pouf ! Nous devenons la même personne. D’ailleurs, tu nous confonds fréquemment, pour ne pas dire en permanence.

J’ai commencé par en rire et fini par en grincer sérieusement des dents.

LÉGÈRE Paresse oculaire

Tu dois certainement rouler des yeux. N’y a-t-il pas de motif d’indignation plus valable que celui-ci ? Les glaciers qui fondent, les températures qui augmentent, Succession qui reprend… Face à tout cela, une simple petite erreur de prénoms ne peut qu’être rangée dans la case : first world problem. Sauf que, bon, au bout du cinquième « Océa… euh, Malia » mensuel, il apparaît nécessaire d’en parler, qu’importe le rang mondial de cette doléance.

Oui, c’est de la paresse. Oui, c’est vexant.

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Tu le sais : toute interaction sociale est un exercice de mémoire. Tu rencontres A et, instantanément, ton esprit mémorise son visage, son nom et d’autres éléments cruciaux à mettre dans une boîte et à ne ressortir que lorsque A croisera ton chemin à nouveau. Dans cette boîte, la mémoire peut même rajouter des notes de bas de page spécifiques — Léah-avec-un-h, Marie-aux-yeux-vairons, Tom-qui-ne-paie-jamais-ses-Subways — pour être sûr de ne pas se tromper d’interlocuteur le jour J.

Est-on à l’abris d’un raté ? D’un « Amina » accidentel lorsque la personne s’appelle « Alina » ? Non, bien évidemment. Mais l’essentiel de s’appliquer à ne plus commettre à nouveau cette erreur. L’essentiel est de faire un effort. D’essayer.

Nous confondre en permanence, c’est nous rendre invisibles encore et encore.

Ma question est donc très simple : pourquoi ne fais-tu pas cet effort ? Pourquoi n’essaies-tu pas ? Tu saurais reconnaître un blond foncé d’un châtain clair d’un châtain acajou d’un châtain châtaigne. Est-ce si difficile de distinguer une « Malia » d’une « Océane » ?

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Oui, c’est de la paresse. Oui, c’est vexant. Surtout si le même individu ayant hésité sur nos deux prénoms peut citer jusqu’aux signes astrologiques des autres personnes présentes. Surtout s’il était même capable de distinguer une eau Evian d’une Cristalline à l’oeil nu. Que doit-on donc en conclure ? Que nous ne sommes pas suffisamment intéressantes par rapport au reste du commun des mortels ? Que, comparées aux autres, nous ne méritons pas d’être considérées ? Nous confondre en permanence, c’est nous rendre invisibles encore et encore.

Sang froid 101

Imagine maintenant que cette erreur survienne juste après avoir pris la parole en public. « Merci Gilbert », te dit-on, mais selon ton acte de naissance, tu t’appelles bel et bien « Laura ». Si l’émotion immédiate sera de l’agacement, celle sous-jacente et silence sera une profonde dévalorisation. Comme si tout ce qui tu venais de prononcer n’avait été qu’une berceuse pour ton interlocuteur. Et juste comme ça, tes paroles ont perdu de leur valeur.

Tu deviendras celle qui s’énerve pour tout et surtout pour rien, la angry black woman qui n’étonne plus personne.

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Le fait que l’action se déroule en public ajoute aussi à la honte du moment. Un moment embarrassant vécu seul est toujours plus supportable que devant témoins. Tu peux d’ailleurs entendre quelques rires étouffés dans ton dos, et peut-être ne sont-ils qu’innocents, mais ton état d’esprit actuel ne permet aucun doute. D’autant plus que ton interlocuteur ne s’est excusé de son lapsus que par un vague mouvement du poignet juste avant de passer à autre chose.

Pas d’autre solution que d’en rire aussi, alors. Si tu ne le fais pas, tu en offusquerais presque l’auditoire présent qui, immédiatement, t’adoubera « Miss Susceptible 2021 ». Tu deviendras celle qui s’énerve pour tout et surtout pour rien, la angry black woman qui n’étonne plus personne. Alors tu traites la chose avec une fausse nonchalance, cautionnant à contrecoeur ce qui, pour ton plus grand malheur, deviendra une blague récurrente.

C’est pas sorcier

Mais la science a sa réponse et elle se nomme « other race effect ». Expliqué par le New-York Times, ce concept désigne le « phénomène cognitif rendant plus difficile pour les personnes d’une race de promptement reconnaître ou identifier les individus d’une autre [race]. » En d’autres termes, une personne noire aura par exemple plus de facilité à reconnaître et mémoriser les spécificités physiques d’une autre personne noire plutôt que d’une personne blanche.

Biologie ou non, un peu plus de vigilance n’est donc jamais de trop.

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J’arrive pourtant à reconnaître et nommer tous les membres de la famille Weasley dans Harry Potter. Comment la science explique cela ? Mmh ?

Plus sérieusement, bien que cet éclairage soit fort pertinent, il ne nous exempte pas de la possibilité d’être plus observant les uns envers les autres. Par bienveillance, par politesse, par professionnalisme, mais aussi par survie. En 2015, le tennisman noir américain James Blake était violemment arrêté et menotté au sol alors qu’il se rendait à un tournoi. Quinze minutes plus tard, il était libéré sans aucune autre excuse que celle d’une mauvaise arrestation pour cause de similarité physique avec un fraudeur activement recherché. Au vu des récents événements ayant touché la communauté noire, qualifier de miracle sa simple survie ne serait pas une exagération.

Biologie ou non, un peu plus de vigilance n’est donc jamais de trop.

Racisme or not racisme

Et la voici, la question que tu te poses depuis le titre. Du coin de l’oeil, tu observes la roue de la wokerie tourner, frôler « non », ralentir sur « peut-être » pour finalement freiner sur « oui ». Ah, tu t’y attendais.

Nous confondre, c’est donc nous refuser l’unicité À LAQUELLE nous avons tous droit — et besoin — en tant que membre de la société.

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Car force est de constater que les communautés ethniques sont souvent vues comme un bloc compact et figé qui exclue toute notion d’individualité. Ainsi, une personne noire ne peut jamais vraiment exister par elle-même. Réalité inconcevable. Elle doit aussitôt être ramenée à ses semblables, à son groupe, aux représentations que l’on s’en fait ainsi qu’à l’enclos connu dans lequel on lui permet gracieusement d’exister. Et dans cet enclos surpeuplé, cette personne devient interchangeable à l’infini car, pour un oeil extérieur, elle n’est qu’un simple grain dans un ensemble homogène. Elle est la fille noire numéro deux.

Nous confondre, c’est donc nous refuser l’unicité à laquelle nous avons tous droit — et besoin — en tant que membre de la société. J’emploie ici le verbe « refuser » car, à mes yeux, la démarche d’être ignorée ou confondue est purement délibéré. Après tout, il est à la portée de tous de considérer la personne assise à côté de nous et de faire en sorte qu’elle se sente enfin vue.

Nous confondre, c’est nous refuser l’accès à cette humanité.

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