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Après trois missions en Afghanistan, il pose son regard de militaire sur le retour des talibans
« Il est trop tard pour se demander si on aurait dû y aller ou pas, c’est juste triste. C’est vraiment désolant… », résume, encore secoué, l’adjudant-maître au bout du fil.
*Mike a du mal à mettre de l’ordre dans ses idées tellement il a le cœur en miettes devant ces images de talibans en train de reprendre le contrôle du pays vingt ans après en avoir été chassés.
Le retrait controversé des troupes américaines marque la fin de deux décennies de présence occidentale sous l’égide de l’OTAN. Une humiliante déconfiture pour l’armée américaine, qui plie bagage avec une facture de plus de 2000 milliards de dollars et la mort de 2500 soldats sur la conscience.
C’est sans compter ces images à fendre l’âme d’Afghans tentant désespérément de fuir leur pays en s’accrochant aux avions militaires américains, qui ont fait le tour du monde cette semaine.
Mike s’est rendu à trois reprises en Afghanistan, avant le retrait des troupes canadiennes en 2014, après une mission de douze ans se soldant par la mort de 158 soldats.
« J’y suis allé neuf mois en 2009, quatre mois en 2010 et trois mois en 2012. J’ai passé plus d’un an là-bas au total, je considère avoir ma citoyenneté afghane par intérim », illustre l’adjudant-maître pour illustrer l’attachement profond qu’il ressent pour « ce pays magnifique ».
« J’y allais dans le but de changer les choses. Je croyais dur comme fer pouvoir faire ma part… »
Pas pour rien qu’il a actuellement le moral à plat, à l’instar de ses frères et soeurs d’armes, qui digèrent très mal de voir des talibans festoyer dans le palais présidentiel à Kaboul après autant de sacrifices.
« Les missions que j’ai faites, c’est parce que je me suis porté volontaire. Je n’y allais pas à reculons, contrairement à d’autres. J’y allais dans le but de changer les choses. Je croyais dur comme fer pouvoir faire ma part… », confie Mike, qui estime néanmoins humblement avoir contribué à sa manière au cours de ses missions.
Je comprends un peu le ressentiment du militaire. En 2007, j’ai accompagné durant six semaines les troupes de Valcartier déployées à Kandahar avec mon collègue photojournaliste Martin Tremblay. Les Van Doos prenaient alors part à leur première offensive concrète depuis la Corée.
J’ai côtoyé plusieurs soldats qui étaient là pour l’argent (bonne prime) ou pour le trip. Mais j’ai aussi rencontré un paquet de militaires qui espéraient sincèrement changer les choses, les améliorer. Construire des écoles, des routes, instaurer la démocratie, former la police, l’armée, libérer le pays. Les enfants afghans – magnifiques – émouvaient les soldats (dont plusieurs étaient papas), qui s’étaient alors donnés comme objectif de leur rendre un endroit sûr où grandir.
Puis les choses ne se sont pas passées comme prévu, comme c’est pratiquement toujours le cas en Afghanistan. Parlez-en aux Russes. Parlez-en aujourd’hui aux Américains.
Parlez-en juste à Mike. « Quand le Canada est parti, un Afghan est venu me voir pour me dire : non, ne partez pas! Les talibans vont revenir. Restez un autre cycle! Un dernier… »
Mike avait été touché par le vibrant plaidoyer, tristement prophétique en plus. « Il parlait au nom des plus jeunes générations qui rêvaient d’un pays. Là, on retourne à la case départ… »
Mike, comme plusieurs, sourcille en entendant les talibans se réclamer d’une approche plus inclusive, tolérante et sans représailles contre leurs adversaires.
Déjà que le vernis modéré des talibans commence à craquer de toute part.
Malgré ce bourbier, Mike ne regrette rien. Il était même prêt à y retourner avant le retrait des troupes canadiennes. « J’ai par contre des frères d’armes décédés là-bas et, dans des groupes (Facebook) fermés entre nous, plusieurs vivent ça très durement, sont sans mot, se demandent ce qu’ils sont allés faire là », admet-il.
Comme plusieurs, Mike a reçu un diagnostic de choc post-traumatique, résultat d’une accumulation de choses vécues en Afghanistan, résume-t-il. « Une roquette est tombée à une centaine de mètres de moi, une rafale de balles m’a frôlé, mais je n’ai jamais eu à riposter sur le champ de bataille. Par contre je savais des choses à cause de mon job, c’était comme lire un livre dont on connaît le scénario avant tout le monde », illustre Mike, encore ébranlé par les « cérémonies de la rampe » auxquelles il a assisté. « On transportait les cercueils du VBL (véhicule blindé léger) au Hercule (avion). Je pense beaucoup à ces soldats aujourd’hui. Et plusieurs se demandent s’ils sont morts pour rien », admet Mike, qui s’efforce pour sa part de ne pas se laisser abattre. « On a fait le mieux qu’on a pu là-bas », résume Mike, qui préfère s’accrocher à cette idée.
L’adjudant-maître est extrêmement déçu par cette nouvelle page d’histoire en train de s’écrire là-bas, mais il n’est pas plus étonné que ça non plus. En voyant ces dernières semaines les talibans s’emparer des principales villes et points stratégiques du pays, Mike savait que c’était foutu. « Une fois aux portes de Kaboul, il n’y avait plus rien à faire. J’aurais quand même pensé que tous nos efforts auraient porté fruit… », soupire le militaire.
« La santé mentale est encore très taboue dans l’armée. Le support est là, mais c’est l’opinion des autres le pire. À la base, on est tous humains »
Après quelques remises en question et une dépression en revenant d’un séjour en Irak, Mike tente de se retrousser les manches, de laisser le passé derrière. « La santé mentale est encore très taboue dans l’armée. Le support est là, mais c’est l’opinion des autres le pire. À la base, on est tous humains », résume Mike, qui dit avoir reçu un message de soutien de l’État major, tellement la frustration est forte actuellement au sein des troupes. « Je ne veux pas spéculer sur les têtes dirigeantes, mais quand tu vois tous ces généraux partis là-bas avec des stratégies, tu comprends que c’est pas une situation facile pour personne. »
J’ai aussi contacté un autre militaire, aujourd’hui retraité, qui a pris part à trois missions afghanes. L’adjudant Steve Belley, qui habite aujourd’hui à Winnipeg, accepte de dévoiler son nom, mais ne se sent pas assez confortable pour m’accorder une entrevue en bonne et due forme. Il m’a par contre envoyé ce message, qu’il m’autorise à partager. « Tout ça [les récents évènements] fait remonter de mauvaises expériences, de la colère et de la tristesse. Beaucoup de jeunes soldats, amis et vétérans ont payé un lourd prix. Certains sont morts, d’autres ont des blessures morales ou physiques à vie. Je suis très, très déçu », confie M. Belley.
J’ai aussi tenté d’entrer en contact avec quelques familles de soldats québécois tombés en Afghanistan. J’ai moi-même rencontré brièvement l’un d’eux dans un camp d’entraînement albertain avant la mission et ensuite au poste avancé où il avait été déployé avec son peloton. L’adjudant Hani Massouh est mort avec un frère d’armes en 2008, lorsque son VBL a basculé dans un cours d’eau près de Kandahar. Un chic type, que ses camarades tenaient en haute estime et appelaient « le maire ».
J’ai finalement réussi à rejoindre via Messenger la mère d’un autre soldat décédé. Celle-ci a préféré décliner ma demande d’entrevue, se contentant de m’écrire qu’elle aurait aimé que le travail fait par les Forces armées canadiennes et les autres pays alliés aient été plus fructueux pour les Afghans.
On l’aurait tous souhaité, madame.
À commencer par nos soldats.
*Nom fictif puisque Mike est toujours actif au sein des Forces armées canadiennes.