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“Get woke, go broke” (que l’on pourrait traduire par “Déconstruisez-vous, et ce sera la banqueroute”). C’est par cette assertion que le très conservateur auteur de science-fiction américain John Ringo explique la perte de revenus des entreprises qui adoptent le soi-disant “politiquement correct” afin de plaire aux défenseurs de la justice sociale. Cette déclaration péremptoire, encourageant les sanctions financières à l’encontre des velléités progressistes – et donc forcément mercantiles – des multinationales, a depuis été reprise à toutes les sauces. Et les industries du divertissement n’échapperaient pas non plus à cette funeste sentence. En tout cas, c’est ce que certains téléspectateurs se plaisent à croire devant l’annulation récente du reboot de la série Gossip Girl, enterrée après seulement deux saisons. Alors la représentation des minorités et le dynamitage des stéréotypes sont-ils l’assurance de voir ses audiences s’effondrer ? Le vernis “arc-en-ciel” suffirait-il à ruiner n’importe quelle bonne histoire ? C’est ce que nous allons tenter de savoir.
GOSSIP GIRL, CHARMED, VELMA : DES (MAUVAIS) REBOOT EN SÉRIES
Malgré un effort réel d’inclusivité (personnages non blancs, pansexuels ou bi) la seconde génération d’ados pourris-gâtés de l’Upper East Side vient d’être invitée à ranger ses blazers en tweed au placard. Face aux audiences décevantes de cette nouvelle mouture, la chaîne HBO Max a en effet annoncé la fin des aventures de la petite clique new-yorkaise la semaine dernière.
Même constat pour le reboot de la série Charmed, dont la cinquième saison ne verra jamais le jour. En dépit d’une nouvelle sororie aux origines latino-américaines et afro-descendantes ou de l’apparation d’un personnage lesbien au sein de la famille de sorcières, le nouveau trio n’est pas parvenu à trouver son public.
Et que dire de Velma, le spin-off de Scooby-Doo marketé “dessin animé pour adultes”, qui réussit l’exploit de déplaire autant aux trolls d’extrême droite qu’à sa cible originelle : la génération Z… Les nouveaux personnages issus de la diversité (dans cette version, Sammy devient afro-américain et Daphné est asiatique) auraient-ils contribué à la naissance du shitstorm qui s’abat sur la série de Mindy Kaling depuis le début de sa diffusion ? Les chiens de garde du “monde d’avant” sont en tout cas prêts à le parier.
Mais à bien y regarder, le mauvais accueil critique et le désengagement progressif des spectateurs vient peut-être davantage de l’indigence de ces reboots et de ces spin-off, plutôt que d’une modernisation assumée. Car non, n’est pas toujours dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs soaps. Et penser qu’inclure des personnages LGBTQ+ ou non blancs va suffire à susciter l’intérêt du public pour un univers qui a déjà été exploré est une insulte aux fans de la première heure, en même temps qu’une illustration de l’échec de certaines chaînes et plateformes à prendre des risques pour se renouveler.
Ainsi, on ne peut que se réjouir que le reboot de Gossip Girl ait évacué chez ses nouveaux protagonistes des comportements problématiques qu’on espère ne plus jamais voir banalisés sur un écran. On pense par exemple au personnage de Chuck Bass, présenté dans la version d’origine comme un éternel bad-boy et un véritable sex-symbol. Un personnage qui, on le rappelle, tente dès les premiers épisodes de violer Serena van der Woodsen et Jenny Humphrey (une ado de 14 ans). Sauf que les scénaristes semblent aussi s’être enlisé.es dans une fausse représentation de la jeunesse. Multipliant les cocktails de drogues et les scènes de cul explicites au détriment de tout ce qui faisait l’intérêt de sa grande sœur : les robes de gala et l’opulence décomplexée.
Près d’une décennie après la fin de la série d’origine, Josh Schwartz, l’un des créateurs et scénaristes de la première version qui produit également le reboot, n’aura peut-être pas su identifier ce qui avait créé l’engouement à l’époque et faisait la spécificité du programme : une surenchère de bling-bling, matinée de gros dramas. Car l’intégralité de la série reposait moins sur ses seuls personnages que sur un moteur dramatique fort : survivre dans l’arène inhospitalière, cruelle et néanmoins glamour de l’élite new-yorkaise. En cela, et bien qu’ils semblent terriblement datés aujourd’hui : les comportements toxiques inhérents à cette entre-soi très normatif et faussement policé de l’Upper East Side – tout comme la multitude de sacs Prada – faisaient partie intégrante des raisons de son succès. Ils étaient sources de violence, de tiraillements et de conflits. Retirez-les foulards Hermès et les carcans : et il ne vous reste plus qu’une bande de gosses privilégié.es aussi insipides que leur latte au soja.
SABRINA, WEDNESDAY ET DYNASTIE : DÉCONSTRUIRE SANS FAIRE TABLE RASE
D’ailleurs certain.es scénaristes avisé.es ne s’y sont pas trompé.es et ont su tirer leur épingle du jeu à travers des reboot de qualité.
Parfois en conservant ce qui faisait le sel de la série d’origine, tout en l’actualisant. On pense notamment à Dynastie qui cartonne sur Netflix et a compris que le sens de la démesure devait rester le cœur du programme. Ainsi, même si on y suit toujours les aventures d’une famille de millionnaires dysfonctionnelle, la série ne fait désormais plus grand cas de l’homosexualité de ses personnages et intègre des protagonistes afro-américains et latino-amércians. Elle n’hésite pas non plus à s’attaquer au changement climatique ou à la gentrification entre deux crêpages de chignons et autres rebondissements abracadabrantesques.
D’autres fois en exploitant à fond le filon d’origine et en jouant de sa singularité. Comme avec Wednesday, le dernier carton Netflix signé Tim Burton, qui, sans forcément l’expliciter dans les intrigues, semble avoir bien compris le potentiel de séduction du public queer, derrière l’inquiétante étrangeté de La Famille Addams. Tout comme Les Nouvelles Aventures de Sabrina (adaptée d’un spin-off de la BD d’origine, éditée chez Archie Comics) s’était emparée il y a quelques années de la figure puissante de la sorcière, pour en faire une héroïne de son temps. Une nouvelle Sabrina résolument féministe, dont le caractère subversif était sous-exploitée dans la sitcom des années 2000.
QUEL AVENIR POUR LES SÉRIES ?
Mais si toutes les bonnes fictions reposent avant tout sur des conflits, et que la société contemporaine, en devenant plus tolérante et en nous encourageant à nous déconstruire, fait progressivement disparaître les oppositions qui pourraient peser sur des personnages de fiction, est-on condamné.es à mater des séries de plus en plus tièdes et sans relief ? Des histoires au ventre mou, qui ne tiennent pas la distance ?
Rassurez-vous, la réponse est non. D’une part parce que, malgré ce que la ligne éditoriale de CNews voudrait nous laisser croire : le chemin vers l’amour universel et la disparition des stéréotypes en tous genres est encore très long.
Et d’autre part, parce que le conflit existera toujours. En témoigne l’immense succès de l’excellente série Euphoria et ses personnages dont certains sont transgenres ou homos, et d’autres loin des standards de minceur actuels. Des personnages qui se débattent moins avec leur identité de genre, leur orientation et leur apparence qu’avec leurs personnalités torturées et les turpitudes de l’adolescence.
Comportements autodestructeurs, désirs frustrés, égoïsme, penchant pour les drogues dures ou les relations malsaines : Sam Levinson, le créateur de teen-drama, a su démontrer qu’il n’avait pas besoin d’hétéronormativité pour faire expérimenter à ses personnages toutes les vicissitudes de l’existence humaine.
Dans le domaine du jeu vidéo, le second opus de The Last Of Us, auquel des joueurs misogynes prédisaient une chute certaine en apprenant qu’ils allaient désormais devoir incarner des femmes aux corps d’athlètes et collaborer avec un personnage non-binaire (Lev, dont l’identité de genre est volontairement floue) a prouvé qu’une quête de vengeance bien ficelée dans un monde post-apocalypstique trouverait toujours son public. A tel point qu’il vient tout juste d’être adapté en série par HBO.
Car au fond, les difficultés ne manquent jamais d’apparaître sur la route semée d’embûches de nos personnages favoris. Qu’il s’agisse de névroses hantant les personnages (l’état dépressif de Bojack Horseman), d’une destinée réclamant d’immenses sacrifices (la Reine mère dans The Crown et son aliénant sens du devoir), de lutte pour exister au sein d’une communauté fonctionnant avec ses propres règles (Les Sopranos) ou d’une marginalité induite par des superpouvoirs (True Blood, Misfits) : les scénaristes trouveront toujours le moyen de confronter vos héros à des souffrances sans fin et des dilemmes insolubles.
Pour le plus grand plaisir des spectateurs sadiques que nous sommes.