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Amour : sommes-nous prisonniers de notre classe sociale ?

Peut-on être avec quelqu'un qui ne vient pas de notre milieu ?

Par
Laïma A. Gérald
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« Je suis allée voir Simple comme Sylvain avec Étienne, hier, pis… ben… je l’ai quitté quand on est rentrés à l’appart. »

« HEIN ?! », « Quoi ??? », « Comment ça !!! », « T’es pas sérieuse ?! ».

Clairement, mes vieux amis du lycée réunis autour de ma table cuisine n’en revenaient pas plus que moi de la déclaration-choc de notre pote de longue date, Marie-Ève. Il faut dire qu’elle semblait flotter sur un genre de nuage ultra moelleux depuis qu’elle avait rencontré son bel Étienne l’année dernière.

«Mais, avez-vous vu le film ?, a insisté Marie-Ève en coupant court à nos exclamations. Ça m’a ouvert les yeux sur tellement de choses…»

[N.D.L.R. : Le film de Monia Chokri Simple comme Sylvain relate la rencontre entre Sophia, prof de philosophie, et Sylvain, ouvrier du bâtiment, et la relation impromptue et passionnée qui s’en suit.]

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On l’avait toutes et tous vu, oui. Et bien qu’on ait joué la carte de l’étonnement à la quasi perfection après l’annonce de Marie, je crois qu’aucun de nous n’était réellement surpris.

Il faut dire que Marie-Ève et Étienne semblent venir de deux planètes différentes.

Elle a un doctorat en sciences biomédicales qui lui permet d’enseigner à l’université et de faire des recherches sur des sujets complexes que je ne suis moi-même pas sûre de comprendre la moitié du temps.

Il est déneigeur en hiver et installe des clôtures en été.

Elle aime « voyager hors des sentiers battus pour découvrir de nouvelles mœurs et coutumes » (ses mots), visionner des films d’auteur et écouter des podcasts sur l’intelligence artificielle, suivre l’actualité de près, et tout essayer au moins une fois avant de dire non.

Il préfère les vacances passées à la plage à s’endormir au soleil, les blockbusters américains et les jeux-vidéo plus vrais que nature, faire face aux événements troublants dans le monde en pratiquant le déni, et le réconfort des valeurs sûres dans toutes les facettes de sa vie.

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Au premier abord, elle a l’air supra intello et pincée, et lui, il semble un “brave type” un brin naïf, mais vous vous doutez qu’ils sont tous deux évidemment beaucoup plus nuancés que je ne l’exprime ici.

Elle a un côté fortement sympa et marrant (c’est d’ailleurs ce que nous, ses plus ancien.nes ami.es, connaissons le mieux et préférons d’elle), et il est plus profond qu’il n’en paraît à première vue – ou à première discussion.

Surtout, et je pèse mes mots ici pour ne pas qu’on m’imagine classiste finie : il n’y en a pas un des deux à qui l’on peut attribuer une meilleure valeur morale qu’à l’autre. Ils sont de merveilleux humains, avec de bonnes valeurs, une carrière solide et une super personnalité.

Et surtout, surtout, ils semblaient s’apprécier véritablement et s’élever mutuellement, bien qu’ils aient très peu de choses en commun.

« T’as réalisé pendant le long métrage que t’étais la Sophia et lui, le Sylvain ? », que je lui ai demandé pour qu’elle élabore un peu.

« Oui », nous a-t-elle tristement avoué.

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Sauf que contrairement au personnage de Sophia, Marie-Ève se foutait royalement de l’opinion que ses proches pouvaient avoir d’Étienne. Tant qu’ils étaient heureux et qu’ils arrivaient à s’épanouir ensemble, rien d’autre ne lui importait.

Sauf qu’elle a apparemment saisi comme par magie, dans une salle obscure de cinéma, que l’attirance physique et la compatibilité sexuelle ne représentaient peut-être pas une base assez solide pour construire des projets pour un futur stable et durable.

« Ça m’a fait l’effet d’une gifle, de reconnaître à l’écran à quel point tout me séparait de lui : nos goûts, notre niveau de culture, et même nos moyens d’expression, a-t-elle poursuivi. Je n’ai jamais eu honte de lui, vous le savez, mais je ne suis jamais arrivée à chasser l’idée qu’il n’était pas “mon genre”. Pensez-vous que ça fait de moi quelqu’un d’égocentrique ? »

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C’était une bonne question, sinon LA question. Si on l’a toutes et tous rassurée à tour de rôle sur sa décision (« Écoute, c’est toi qui vivais dans la relation, tu as certainement fait le bon choix ! », « C’est toi qui sais, Marie ! », « Bravo de t’être écoutée ! », « C’est pas facile, de réaliser tout ça… »), personne n’a osé se prononcer sur sa dernière interrogation.

Plus tard, en faisant la vaisselle après le départ de mes amis, je me suis demandé si, même quand on est ouvert d’esprit, qu’on ne porte pas de jugement sur les autres et qu’on aspire à enrichir notre vision du monde par tous les moyens, on n’était pas toujours un peu prisonnier de notre classe sociale. «Dater» avec succès en dehors de sa ligue, est-ce que ça se peut pour vrai de vrai ?

L’avis des experts

Pour creuser le sujet, je me suis entretenue avec deux spécialistes des relations amoureuses : le doctorant en sociologie de l’intimité et membre du groupe de recherche MACLiC Noé Klein, et la sexologue et experte en sexe et relations amoureuses de Bumble Shan Boodram.

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Noé Klein m’a confié tout de go que bien que la question de l’importance d’avoir le même bagage intellectuel et culturel, lorsqu’on date, est assez étudiée en sociologie, il existe encore peu de données probantes sur le sujet.

« En général, il est statistiquement plus facile d’être en relation avec quelqu’un qui appartient à la même classe sociale que nous, même s’il est possible d’aller à l’encontre de cette tendance-là », explique-t-il.

« C’est d’ailleurs un des points forts des applications de rencontres : elles nous permettent de rencontrer des gens d’autres classes sociales qu’on n’aurait autrement pas la chance de rencontrer, bien qu’on demeure au final dans une certaine forme d’homogamie. »

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Selon l’expert, c’est le partage des mêmes codes qui fait qu’on va se poser moins de questions et qu’on va avoir l’impression que la relation se déroule plus aisément et naturellement. Mais ce n’est pas une condition incontournable. « Ça va certainement demander plus d’adaptation et de flexibilité si on n’a pas les mêmes référents, ça, c’est certain », renchérit-il.

La sexologue Shan Boodram, quant à elle, évoque la théorie de la similarité et de l’attirance comme phénomène intéressant à étudier pour approfondir la question.

«D’après cette théorie, les gens se font habituellement une impression plus positive et développent plus facilement des liens d’amitié ou d’amour avec des individus qui partagent les mêmes caractéristiques, croyances, apparence et valeurs qu’eux, décrit-elle. Et bien que la psychologie nous enseigne que plus on a de choses en commun avec quelqu’un, plus notre lien d’attache sera fort et durable, il est important de noter qu’on peut aussi être attiré par des gens qui nous ressemblent de façon moins… saine. Par exemple, lorsqu’on reproduit des schémas toxiques de relations passées ou de notre enfance. C’est pourquoi je crois qu’il est primordial de garder l’esprit ouvert, même si on n’a à première vue rien en commun avec quelqu’un. »

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À propos de l’attirance physique, front commun sur lequel se construisaient la relation de Sophia et de Sylvain dans Simple comme Sylvain et celle de mon amie et de son conjoint dans la vraie vie, les deux spécialistes interviewés m’affirment que tout dépendant de la place que prend la sexualité dans la vie d’une personne, il peut bel et bien s’agir d’une bonne base pour une relation durable.

«La compatibilité sexuelle, à l’inverse de la chimie sexuelle, se travaille à deux, révèle Shan Boodram. Elle implique de bien communiquer ce qu’on aime ou non, nos limites, nos fantasmes, nos fétiches, nos peurs, nos perversions, nos faiblesses, etc. Or, pour se partager ces informations, il faut accepter d’être vulnérable, honnête, disponible et réceptif, des qualités qui nous serviront aussi à établir une relation émotive solide si on le souhaite.»

Autrement dit, pas de red flag en vue d’une relation ayant l’intimité comme seul terrain d’entente ?

« Non, pourvu que la relation soit saine et qu’elle réponde à nos besoins de base, qui varient d’une personne à l’autre, ajoute la sexologue. Mon meilleur conseil : dressez une liste complète des qualités indispensables chez l’autre pour vous sentir aimé et épanoui. Idéalement, il faudrait qu’une majorité de ces qualités soient cochées par une nouvelle rencontre pour que la relation ait du succès à plus ou moins long terme. »

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Aussi simple que ça ? Je me suis quand même gardé une petite gêne de partager ces découvertes à mon amie nouvellement célibataire, mais je garde le bloc-notes et le stylo à portée de main pour la prochaine fois où elle pensera avoir rencontré son âme-sœur ou peut-être juste son prochain… Sylvain.