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Allez voir Bad Luck Banging or Loony porn, le film roumain interdit aux moins de 16 ans
Disons-le tout de suite, ce n’est peut-être pas le film idéal à voir avec vos grands-parents pendant les fêtes. Mais il serait trop bête de le rater : à la fois traité philosophique, farce agitatrice et chronique amère de la vie en temps de pandémie, Bad Luck Banging or Loony Porn est peut-être une des propositions de cinéma les plus osées de l’année.
Ce long métrage roumain, en salles depuis le 15 décembre, s’ouvre une vidéo porno amateur de trois minutes, qui ne nous épargne aucun détail. Mais ce que cherche à nous dire le cinéaste Radu Jude, c’est que paradoxalement, il s’agit de la partie du film la moins obscène. Récompensé par l’Ours d’or à la Berlinale 2021, Bad Luck Banging or Loony Porn est une critique drôle, absurde et énervée des maux qui rongent notre époque : hypocrisie morale, complaisance intellectuelle, complotisme et intolérance, entre autres.
La sextape qui lance le film est aussi l’élément déclencheur : la femme affublée d’une perruque rose fluo, que l’on vient de voir joyeusement copuler avec son mari, est en fait Emi, une institutrice parfaitement « normale » qui voit son emploi menacé lorsque la vidéo se retrouve diffusée sur internet. En l’espace d’une journée, on la verra anticiper, puis subir, une rencontre humiliante avec les parents d’élèves qui réclament son expulsion. Et l’on comprendra que le scandale du film, au final, ce n’est pas cette sextape bon enfant et complètement anodine, mais bien les réactions outrées qu’elle va provoquer.
Satire corrosive
Le film est divisé en trois volets. Dans le premier, Emi déambule dans la ville en faisant ses courses, accablée par la situation qui vient de lui tomber dessus. Alors qu’elle parcourt Bucarest, la caméra s’attarde sur les rues sans âme, les bâtiments en travaux, les panneaux publicitaires d’un mauvais goût absolu, les rayons trop éclairés d’un supermarché. Les paysages sont mornes, le consumérisme omniprésent. Les incivilités des passants, la laideur des rues et la cacophonie des klaxons ne font qu’amplifier notre inconfort, et le stress d’Emi – qui tentera d’ailleurs, dans une scène très drôle, d’acheter un Xanax à l’unité (sans succès) dans une pharmacie. En contraste, la petite vidéo porno du début ne semble pas salace, mais chaleureuse et pleine de vie.
Le propos du réalisateur se précise un peu plus dans la deuxième partie, un « petit dictionnaire d’anecdotes » constitué d’images d’archives et vidéos documentaires, accompagnées d’annotations mordantes. Sexisme ordinaire, violence, racisme ou totalitarisme… Ces vignettes qui s’enchaînent pointent du doigt la « vraie » indécence, celle qui est omniprésente dans notre Histoire et notre quotidien, et soulignent encore une fois l’absurdité de l’indignation suscitée par une simple sextape.
Chronique contemporaine
Dans la dernière partie, on retrouve notre héroïne lors de la réunion parents-profs, particulièrement houleuse. C’est l’apogée satirique du film, un enchaînement de remarques plus malaisantes et outrancières les unes que les autres. Après avoir revisionné en groupe la fameuse vidéo (pour bien comprendre l’affaire, voyez-vous), les parents d’élèves se livrent à un débat sur les potentielles fautes morales commises par la prof, anesthésiée par la honte et la colère.
On ne peut être qu’accablé par l’hypocrisie, la virulence, et parfois la bêtise de ces parents, qui prouvent que les divisions politiques en Roumanie ne sont pas si éloignées des nôtres : complotisme, misogynie, antisémitisme… C’est un véritable bingo. Alors que certains lisent à voix haute des essais sociologiques sur leur téléphone, d’autres traitent tout simplement Emi de salope. Malgré son humour corrosif, Radu Jude aboutit ainsi à un constat déprimant : l’incapacité absolue de dialoguer avec l’autre. Pour conclure son film et venger son héroïne, il choisira donc une autre voie, un peu plus rocambolesque, que l’on n’oserait pas vous spoiler ici…
Ce qui rend Bad Luck Banging d’autant plus (im)pertinent, c’est qu’il a été tourné en pleine pandémie de covid. Accomplissant de véritables prouesses d’interprétation, les acteurs portent des masques pendant la quasi-totalité du film, et entre les débats abrutissants, les bouteilles de gel hydroalcoolique et les prises de température, le cinéaste parvient à parfaitement capturer l’absurdité de notre époque.
Volontairement provoc, interdit aux moins de 16 ans en France, Bad Luck Banging or Loony Porn n’est peut-être pas un film grand public. Mais ce qui le rend résolument jouissif, c’est justement son esprit punk, son refus de rentrer dans des cases et de se soumettre aux règles du bon goût. S’il passe près de chez vous, ne le ratez pas.