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Agressions, viols, sexismes dans le milieu du jeu de rôle : la fin de l’omerta

Des victimes mettent en cause la sécurité du plus grand jeu de rôle grandeur nature français : Kandorya.

Par
Audrey Parmentier
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Mi-avril, le monde des jeux de rôle grandeur nature – où les joueurs interprètent un personnage dans un univers fictif – est éclaboussé par des accusations de violences sexistes et sexuelles répertoriées sur une page Facebook. Les victimes mettent en cause la sécurité du plus grand jeu de rôle grandeur nature (GN) de France : Kandorya.

Il était une fois Edenorya. Armées de leurs épées en mousse, plusieurs tribus s’affrontent pour asseoir leur domination sur la ville fictive. Batailles épiques, quêtes mystiques… les colons ont trois jours pour faire la loi sur cette île onirique. Dans ce jeu de rôle grandeur nature (GN), les joueurs costumés interprètent leur personnage par des interactions et des actions physiques, d’après des règles de jeu (plus de 400 sont organisés en France). Si les GNistes opèrent un retour en 1254, ils sont rattrapés par le monde réel. Le 11 avril, la page Facebook «Kandoryen.ne » met les pieds dans le plat en publiant une quarantaine de témoignages d’accusations de violences sexistes et sexuelles. Dans leur viseur : le GN Kandorya.

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Derrière ce nom féérique, un espace géant qui accueille chaque année entre 1500 et 2000 personnes sur le domaine du château de Serrant, près d’Angers. Fondé en 2011, «Kando» fonctionne de la façon suivante : des camps aux univers bien distincts sont répartis sur l’aire de jeu. Au total, une soixantaine d’organisateurs les encadrent. Kandorya se décrit comme un GN Safe et «child friendy» – les enfants étant autorisés. Mais son vernis se craquelle. Les organisateurs et le patron de la société GN Aventures, organisatrice de Kando sont accusés d’inaction, voire de ne pas prendre au sérieux les victimes. « Même en remontant un récépissé de plainte pour viol auprès de GN-Aventure, on ne peut pas obtenir qu’un agresseur soit banni du terrain de jeu », témoigne l’un.e des membres de la page «Kandoryen.ne ».

« Un milieu machiste avec tout le côté un peu beauf »

« Ce manque de réaction encourage les comportements néfastes (…) À Kandorya, une impunité existe », reprend la personne sous couvert d’anonymat. Ces accusations – les faits remonteraient à 2018-2019 – restent d’autant plus graves qu’elles concernent aussi des mineurs. « Un joueur fait boire de nombreux verres à une joueuse mineure avant de l’embrasser de force », indique l’un des posts. Parfois, les organisateurs sont directement visés : « Un membre de l’orga envoie des photos de son sexe non sollicitées à une joueuse, puis tue son personnage, car elle l’évite. » De son côté, le gérant de Kando, Laurent Jactat voit rouge. « L’objectif de cette page, c’est clairement de décrédibiliser Kandorya », lâche-t-il d’un ton las. Dans sa bouche, le mot « diffamation » revient en boucle. « Je ne dis pas qu’il n’y a pas de soucis, mais on est très loin des agressions sexuelles qui sont décriées aujourd’hui », continue-t-il.

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Pourtant, lorsqu’on parle de Kandorya, les visages des joueurs se ferment. Parmi la dizaine de personnes interrogées, tous sont au courant « des problèmes » liés à ce GN. Romain* va même plus loin, déclarant que « la question des violences sexuelles sur le jeu est aussi vieille que Kando». Il a participé aux premiers opus en 2014 et 2015. « Les GNistes qui gravitent autour de Kandorya évoluent dans un milieu machiste, avec tout le côté un peu beauf », décrit-il. Romain cite le groupe des Orcs : « le scénario de leur personnage reposait sur le viol. Ils prenaient les joueuses dans leur tente, ils criaient « zog zog » et parfois faisait un aller-retour pour simuler l’agression sexuelle.»

« Une fille est venue me voir en pleurs »

Dans les GN, les joueurs réalisent différentes actions selon le personnage incarné. Parmi elles, il y a l’action viol qui peut être utilisée comme une arme face à l’adversaire. Cette dernière est simulée de plusieurs façons – certains allant jusqu’à décrire oralement la scène de viol à son interlocuteur. Face aux malaises de certaines joueuses – le rôle-play viol n’est plus autorisé sur Kando depuis 2018. « Vu le nombre de joueurs et le taux d’alcoolémie, ce n’était pas possible d’inclure ça de façon safe », insiste Adenora, qui participe à Kandorya depuis six ans. Présidente de l’association de GN « Compagnie du Dragon Rouge », elle tient un « bordel » au milieu de Kandorya, mais pas de confusions : sur son camp, pas de prestations tarifées, mais un salon de thé où l’on joue aux cartes. Un lieu propice aux confidences : « Une fois, une fille est venue me voir en pleurs, elle avait été tripotée pendant une fouille. Ça a dû arriver à plusieurs reprises ».

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Laurent Jactat l’affirme : les fouilles sont aujourd’hui interdites. Mais la règle est plus nuancée : « Vous pouvez fouiller et ou faire virtuellement ingérer quelque chose à un personnage assommé », déclare Adenora. « Il n’y a pas de rappel en début de jeu sur ce sujet », signale-t-elle. Une mise au point d’autant plus nécessaire que les organisateurs seraient en « sous-effectif », impossible pour eux de tout contrôler. « Dans ces événements immenses, il est plus facile d’isoler des victimes potentielles. Aussi, certains joueurs se cachent derrière l’alibi du personnage. Le problème n’est pas l’activité de jeu de rôle, mais le fait que certains s’en servent comme excuse », analyse Muriel, GNiste depuis 2004 et très impliquée sur ces questions. « Si les joueuses ne se sentent pas en sécurité, il peut y avoir une forme d’autocensure », confie-t-elle. Dans la communauté, l’omerta existe. Certaines victimes ne parlent pas de peur de se faire blacklister.

Sécurité : des dispositifs qui restent insuffisants

Avec le mouvement MeToo en 2018, la parole se libère et le monde du GN n’y échappe pas. « L’un des organisateurs de Kando était très surpris de voir ce qui se passait sous ses yeux », explique Annelise. Elle fait partie des membres du « collectif initiative » : pendant un an, une trentaine de joueurs de Kando se sont penchés sur la question de la sécurité. Résultat : des mots clés ont été insérés pour stopper une action en cours, la définition de la sécurité émotionnelle a été rédigée dans le livre et des safe-zone (lieux hors-jeu) ont été installées par les joueurs sur Kandorya. Mais ces dispositifs restent insuffisants pour le collectif. « Parfois le GN touche des choses plus personnelles et des souvenirs du passé resurgissent. C’est très intense », rappelle Vincent, psychologue et membre du même collectif.

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Sur le plan de la sécurité, il faut aller plus loin selon Aurore. La fondatrice des « Armes Sœurs », une association féministe de GN basée à Strasbourg, propose « un système de double inscription. Sur la liste des pré-inscrits, il sera possible d’ajouter un drapeau allant de vert à rouge à côté du prénom de chaque personne ». L’objectif est simple : prévenir les participant.es si un individu est dangereux. Lorsqu’elle évoque cette solution, la jeune femme reprend le concept de la marche manquante, transposé dans ce domaine par la GNiste américaine Maury Brown : « Quand l’un d’entre nous apprend que la marche est branlante, on lui dit de faire attention. Et s’il l’on n’est pas au courant alors on tombe. »

*Son prénom a été modifié