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Afghanistan : « Je reçois des dizaines de messages de femmes et filles qui vont bientôt être vendues »
Hier matin, comme la moitié de la planète, j’étais en train de scroller sur les réseaux sociaux après avoir lu et vu l’horreur via les médias du monde entier de ce qui était en train de se passer à Kaboul. Je ne sais pas exactement ce que je cherchais sur Twitter, Facebook, Instagram & co, peut-être une réponse à ce sentiment d’impuissance qui nous paralyse un peu plus tous les jours. Je n’ai pas trouvé de post miracle mais je suis restée médusée face au tweet d’Alice Barbe.
https://twitter.com/BarbeAlice/status/1426975018035163144
J’ai tenté de ne pas lire les commentaires sous son tweet mais c’était plus fort que moi.
https://twitter.com/BarbeAlice/status/1427324447317450756
Et puis, j’ai écrit à Alice pour la soutenir et lui dire qu’il fallait qu’on relaie son message, qu’en tant que média, c’était la moindre des choses. Tant qu’à être bloqués derrière nos écrans à des milliers de kilomètres de la misère du peuple afghan, autant agiter notre WordPress plutôt que de rien faire. Elle m’a répondu quasiment instantanément, et on a fini par s’appeler.
« Ça va ? », ai-je osé lui demandé un peu naïvement comme pour briser la glace au bout du fil. « Non, pas top, en réalité », m’a-t-elle répondu avec cette franchise dans la voix qui ne trompe pas. Non, ça ne va pas, rien ne va en ce moment. Question stupide. Il faudrait vivre dans une grotte pour prétendre le contraire. « Mais il ne faut pas lâcher, c’est important ce qu’on est en train de faire, tu sais. Même si ça ne parait pas grand chose face à l’ampleur des événements, il faut continuer », m’a confié Alice qui nous a fait parvenir cette tribune qui, on l’espère, résonnera là où il faut.
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Des milliers de messages de petites filles, de femmes, d’étudiants, d’enseignants, de journalistes, de musulmans, d’athées, de chrétiens, de mécaniciens, de vendeurs sont publiés sur les réseaux sociaux. Ils vont diminuer, car leurs autrices et auteurs seront tués, mutilés, lapidées, violées. Ou organisent déjà leur suicide en prévention de ces horreurs.
Ce qui se passe en Afghanistan n’est pas simplement un enjeu géopolitique sur lequel nous n’avons aucun pouvoir. Il nous apparaît que pouvoir est vertical, que nous n’avons pas de levier. Nous le refusons. Nous devons accueillir. Nous devons les soutenir.
Tant bien que mal, des proches et des activistes se mobilisent dans l’espoir de sauver quelques vies, d’avoir un nom sur une liste, un visa pour une enfant sans passeport. Nous n’avons plus que cette option, à défaut de pouvoir compter sur une communauté internationale qui « ne regrette pas » (Joe Biden), qui est en « pleine mobilisation » (Jean-Yves le Drian) ou encore qui est très « préoccupée » (Antonio Guterres).
Ce qui se passe en Afghanistan n’est pas simplement un enjeu géopolitique sur lequel nous n’avons aucun pouvoir. Il nous apparaît que pouvoir est vertical, que nous n’avons pas de levier. Nous le refusons. Nous devons accueillir. Nous devons les soutenir.
Soutenir Pashtana Durrani, dont le cri déchirant appelant à un cessez-le-feu doit être entendu. Elle dénonce avec acharnement les accords de Doha, dans lesquels les élites afghanes ont vendu la société, les citoyens contre leur protection. « Je vais perdre tout ce pour quoi je me suis battue. Tout ce pour quoi toutes les filles, les femmes se sont battues ces 20 dernières années. Nous perdons nos maisons, nos rêves, nos buts, nos ambitions, notre identité d’afghans. Tout. »
« Alors que les Talibans sont arrivés aux pieds des portes de la ville, elle a décidé de dormir et d’arrêter le temps en espace de quelques heures »
Soutenir Shakiba, qui a demandé à sa mère de lui envoyer une photo, une dernière. « J’ai demandé qu’on m’envoie une dernière photo de ma mère. Je voulais voir son beau visage et ses jolies traits fins avant qu’il lui arrive quelque chose. Son visage est la preuve d’un alliage parfait entre le peuple du nord (Mazâr-Sharif) et le peuple du sud (Kandahar) de l’Afghanistan. J’ai peur que les Talibans me la prennent. Ils ne savent pas quel trésor se cache en elle. Elle ne voulait pas quitter l’Afghanistan. Elle ne voulait pas quitter le tombeau de mon père. Je crains qu’elle soit prisonnière de Kaboul et de ce cimetière des empires pour toujours. Alors que les Talibans sont arrivés aux pieds des portes de la ville, elle a décidé de dormir et d’arrêter le temps en espace de quelques heures ». Avant de m’envoyer celle de sa petite sœur et de ses frères, me racontant qu’ils prévoient un suicide collectif dans les jours à venir pour échapper au pire.
Soutenir Sahraa Karimi, réalisatrice de film et directrice générale de l’Afghan Film Organization, qui n’a plus d’espoir quand elle écrit : « Nous avons besoin de votre voix. Les médias, les gouvernements et les organisations humanitaires mondiales sont silencieux, comme si cet “accord de paix” avec les talibans avait été légitime. Il n’a jamais été légitime. (…) Si les talibans prennent le pouvoir, ils interdiront tout art. Moi et d’autres cinéastes pourrions être les prochains sur leur liste de cibles. Ils supprimeront les droits des femmes, nous serons repoussées dans l’ombre de nos maisons et nos voix, notre expression seront étouffées dans le silence. »
Il y a quelques heures, j’ai reçu un message d’une amie afghane réfugiée en France, accompagnée de photos de gens souriants. « Voici ma famille à Kaboul, ma mère, ma petite sœur, mon petit frère. Ils envisagent un suicide collectif ».
Ce n’est qu’un parmi tant d’autres, comme je l’ai expliqué plus haut. Des appels à l’aide perdus dans une messagerie WhatsApp, Messenger, Telegram, Signal… Je suis activiste, et comme beaucoup d’autres, mon métier, c’est de trouver des solutions quand il n’y en a plus. Nous sommes nombreuses et nombreux à travers la planète, à tenter notre chance, à utiliser les zones grises du droit, à harceler les autorités, à compiler des informations pour des dossiers, à mobiliser des fonds pour envoyer des colis alimentaires, des médicaments, dans des régions que tout le monde oublie.
Mais là, nous ne pouvons rien faire. Nous assistons impuissants aux cris d’alerte sur les réseaux sociaux, aux appels désespérés à un cessez-le-feu, aux larmes d’une petite fille qui sont devenues virales, mais qui demeurent sans réponse. Je ne peux pas prier, je suis athée, et je ne peux pas agir, mon pays ne m’en donne pas l’opportunité, puisque son président dans sa dernière allocution sur l’Afghanistan a utilisé des éléments de langage pour contenter et apaiser les craintes de ceux à qui la différence fait peur.
De l’autre côté de l’océan, Justin Trudeau a annoncé 20 000 accueils de réfugiés afghans. J’en attendais autant de la France, de l’Europe, du monde. Cela n’arrivera pas. Nous laissons mourir un pays, et avec lui une identité. Et quelle identité ! Hybride, forte de sa diversité, courageuse, battante, fière. L’identité de toute une génération, pourtant née dans l’horreur, née après la chute des talibans. Cette génération de l’activiste et directrice de Learn Afghanistan, Pashtana Durrani qui sur place refuse de partir et s’exprime sur Twitter et dans les médias européens pour appeler à un cessez-le-feu, à la paix, à la mobilisation.
Je reçois des photocopies de passeports par dizaines de personnes me suppliant de les aider à quitter le pays. J’essaye de créer un dossier pour les répertorier. Je recopie sur un feuillet les années de naissance de chacun: 1992, 1998, 2002, 2008, 2016, 2018 pour certains.
Je reçois des photocopies de passeports par dizaines de personnes me suppliant de les aider à quitter le pays. J’essaye de créer un dossier pour les répertorier. Je recopie sur un feuillet les années de naissance de chacun: 1992, 1998, 2002, 2008, 2016, 2018 pour certains. Mon regard s’arrête sur les photos d’identité, des enfants à peine adultes, il y’a même un bébé. 1992, l’année de naissance de mon petit frère. 2016, celle de mon fils.
Emmanuel Macron a parlé de flux migratoires. Il a mentionné l’aide que la France allait apporter aux journalistes, auxiliaires de l’armée française, bref à quelques centaines de personnes. Alors qu’un pays entier plonge en enfer dans la torpeur de l’été, personne ne peut se targuer de vivre dans un monde où il est encore décent de parler de « communauté internationale » ou de « Nations Unies ». Ce rêve là s’achève, s’il a jamais existé.
Pourtant, nous ne pourrions pas dire que nous ne savions pas. Cela se passe sous nos yeux horrifiés, et si les milliers de kilomètres qui nous séparent de l’Afghanistan peuvent conforter certains à regarder ailleurs, c’est bien ce qui compose notre humanité qui est en péril. Nous ne devons pas fermer les yeux, malgré l’absurdité et l’impuissance. Nous devons regarder en face ce qu’il se joue, ce dont les humains sont capables, des massacres des talibans jusqu’à l’indifférence des Etats. Nous devons être conscients que le pire n’est jamais vraiment derrière nous.
Comment utiliser le mot espoir quand des humains s’accrochent aux ailes d’un avion qui décolle ?
Pour cela, nous devons écouter. Si ce ne sont les voix afghanes qui ont pu s’élever du fait d’une invisibilisation de leur situation, les réfugiés se sont exprimés lorsqu’ils arrivaient dans leurs pays d’accueil. Ils ont créé des lieux de rencontres, ils ont ouvert des restaurants, ils se sont mariés, ils se sont « intégrés » comme on dit. Certains sont devenus mes amis, et ce sont eux aussi qui m’envoient leurs témoignages. Ils affirment tous que c’est fini, qu’ils ne reverront plus jamais leurs enfants, leurs parents, leurs frères, que ces derniers vont mourir et l’acceptent car ils n’ont plus d’autre choix. Comment utiliser le mot espoir quand des humains s’accrochent aux ailes d’un avion qui décolle ?
Nous savons ce dont les talibans sont capables, et cela est bien plus horribles que ces témoignages d’attente d’une mort certaine ou d’un suicide collectif. Je sais pourtant qu’un message, une allocution, permet de retarder le moment critique. Je vois en l’espoir aujourd’hui un double tranchant : soit il permet à des millions de filles, de femmes, d’intellectuels, d’interprètes, de rester en vie car ils sauront pourquoi ils se battent, soit il les rendra fous, parce qu’ils attendront une solution qui n’arrivera pas. L’espoir est inutile si personne n’agit.
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Pour soutenir le peuple afghan depuis la France, Alice Barbe recommande de suivre et/ou de faire des dons aux associations citées dans ce riche papier de France Inter. « Ils ont juste oublié l’association J’accueille qui réalise aussi un travail remarquable au quotidien », a précisé la directrice et co-fondatrice de Singa.