Ab Fab, la meilleure série du monde, a fêté ses 30 ans

Il y a 30 ans, le jeudi 12 novembre 1992, une semaine avant l’incendie du château de Windsor, la BBC2 diffusait le premier épisode (Fashion) d’ Absolutely Fabulous, contredisant ainsi la reine Elizabeth II qui avait qualifié cette année d’ annus horribilis. Non, 1992 était Ab Fab.

La série est née parce que personne ne proposait de rôles à Jennifer Saunders, créatrice d’Absolutely Fabulous et interprète d’Edina, pressée par son agent qui ne comprenait pas pourquoi Saunders était à la traîne alors que Dawn French (l’autre moitié de leur populaire duo comique French & Saunders) cartonnait dans la série Murder Most Horrid (inédite en France).

La comédienne, qui se voyait plus actrice que scénariste, parce que flemmarde de son propre aveu (Radio Times, november 1992) se rappela alors des personnages dans Modern Mother and Daughter, un sketch co-écrit avec French, diffusé en 1990, dans lequel une mère ado attardée et irresponsable harcelait son adolescente de fille, Saffron, alors qu’elle tente de faire ses devoirs dans sa chambre, pour qu’elle rejoigne la fête qu’elle donne dans le salon et fume un joint.

Saunders développe donc ces personnages dysfonctionnels, où les rôles de la mère et la fille sont inversés, en version sitcom. Elle fait appel à la comédienne américaine Ruby Wax, qui était déjà sa partenaire d’écriture avec French sur leur série Girls On Top, comme script editor, ce qui n’était pas une mince affaire, Saunders, ne sachant que travailler dans l’urgence, écrivait les scénarios la veille de la première lecture avant tournage, sa fille Beattie a même révélé dans une émission de télé en 2021 (Mel Giedroyc: Unforgivable) à laquelle elle participait avec sa mère, qu’avec ses deux soeurs elles retranscrivaient les dialogues que leur dictait leur mère en les conduisant à l’école avant de se rendre au studio.

Beattie raconta aussi comment sa mère lui avait fait regarder Alien quand elle avait 8 ans parce qu’elle avait peur de regarder le film toute seule. Il y a donc un peu de Jennifer Saunders dans le personnage d’Edina Moonsoon (nom dérivé de celui de son mari le comédien Ade Edmondson) mais sa source principale d’inspiration est le super agent Lynn Franks qui représentait absolument tout et tout le monde (y compris Ruby Wax) à Londres au début de ces années 90 qui voient l’explosion du phénomène des agents et de tout cet écosystème qui gravitait dans les endroits chics et hypeux de l’ouest de la capitale, à la recherche de the next big thing, que ce soit un restaurant, un groupe, un designer ou encore une nouvelle religion à trouver absolutely fabulous avant les autres.

Bien que Jennifer Saunders se défendait de vouloir dénoncer quoi que ce soit dans les interviews accompagnant le lancement de la série, ces boomers hédonistes et élitistes londoniens des 90’s étaient non seulement sa source d’inspiration mais aussi le public qu’elle ciblait, elle n’imaginait pas que la série, conçue comme une private joke, allait parler à un public au delà de Londres et sa périphérie. Pour le personnage de la meilleure amie d’Edina, c’est Ruby Wax qui eut l’idée de faire appel à Joanna Lumley (alors jugée has been après avoir été très populaire dans les années 70 grâce aux séries Chapeau Melon et Bottes de Cuir et Sapphire & Steele) après l’avoir vue au théâtre et décelant un talent comique encore inexploité chez l’actrice qui accepte de se parodier dans son émission Full Wax. Le personnage de Patsy n’était pas encore défini, Wax et Saunders vont s’inspirer du passé de mannequin et it girl de Lumley dans le swinging London des 60’s et d’Amanda Lear pour lui donner vie. Joanna Lumley, de son côté, s’est souvenue d’une rencontre avec la princesse Margaret (soeur d’Elizabeth II) au cours de laquelle celle-ci avait sorti une bouteille de whisky et un paquet de clopes de son sac à main pour faire de Patsy une alcoolique fumeuse à la chaîne. Pour le look de Patsy, sa coiffure et ses ensembles cintrées, c’est Ivana Trump qui en sera l’inspiration.

Le succès est immédiat. Pour sa seconde saison en 1994, la série passe de BBC2 à BBC1, elle s’exporte aux USA et en France (sur Canal dès septembre 1994 le samedi en access prime). Elle connaîtra 5 saisons, 4 épisodes spéciaux, un film en 2016, une adaptation américaine avec Kristen Johnson qui ne dépassera pas le stade d’épisode pilote et une adaptation française au cinéma absolument horrible par Gabriel Aghion (le Ryan Murphy français) avec Josiane Balasko et Nathalie Baye.

Revoir la série en 2022 c’est découvrir combien Saunders et Wax ont souvent tapé juste, comme cette scène dans le premier épisode quand Edina veut des projections d’images de dévastation de la planète pendant son défilé plus comme un accessoire de mode que par conscience écologique. Toute la subtilité de leur écriture a permis à la série, grâce à son humour ravageur, de servir de cheval de Troie à des idées progressistes. Le père de Saffy est gay et vit avec son compagnon noir, Oliver. Il est plus ou moins suggéré que Patsy est transgenre. Edina aimerait que Saffy soit lesbienne et ne cache pas sa joie quand elle découvre que son fils Serge est gay. Patsy et Edina ont été très vite adoptées comme des héroïnes par la communauté LGBT+ comme des héroïnes, parce que leur humour est non seulement gay mais parce qu’elles sont en fait de fabuleuses drag queens aussi. En revanche, il y a eu très peu de personnages principaux non blancs (celui de l’infirmière interprétée Llewella Gideon qui ne mâche pas ses mots, Idris Elba en escort) jusqu’à l’arrivée de Lola, la fille de Saffron qu’ Edina fétichise. Pourtant la série semble imperméable à toute critique rétrospective comme l’ont été Friends ou encore Sex and the City. En 2016 Saunders déclarait qu’elle avait pourtant tout fait pour offenser leur public mais que rien n’y avait fait.

Absolutely Fabulous est une série où les femmes mènent le jeu. Les hommes y sont très peu représentés et quand ils le sont, ils sont ridicules. Patsy et Edina sont deux anti héroïnes dans la quarantaine et au delà qui se comportent comme des hommes. Elles boivent, elles fument, elles sont irresponsables, elles sont fortes (car il faut être forte pour ne rien avoir mangé depuis 1973 comme Patsy). Elles sont cruelles. Elles sont aussi pathétiques quand on y regarde de plus près, co-dépendantes, l’une n’existe pas sans l’autre. Patsy n’était pas une it girl dans les années 60, elle n’était pas Twiggy mais une wannabe, elle n’était pas une Bond girl mais jouait dans des adaptations érotiques cheap. Tout le monde déteste Edina, à commencer par ses clients, rien de ce qu’elle entreprend ne marche et elle finit toujours par se ridiculiser publiquement, ce sont en fait deux “loseuses” mais qui à deux deviennent puissantes face à un monde dans lequel elles n’auraient pas leur place si ça ne tenait qu’aux autres. On retrouve peut-être un peu de French & Saunders dans cette amitié qui est au centre de la série.

Dawn French et Jennifers Saunders se sont connues à l’école d’art dramatique de Londres (Royal Central School of Speech and Drama) à la fin des années 70. Toutes deux ont des physiques atypiques. En 1980 elles répondent à une annonce postée par un groupe de comédiens (dont Ad Edmondson et Ryk Mayall) dans un magazine professionnel qui recherche des filles pour se joindre à leur bande baptisée The Comic Strip, un peu comme Le Splendid en France, ils seront vus comme la nouvelle garde alternative de l’humour anglais, plus punk et trash. Quand Saunders lance Absolutely Fabulous en 1992 cela fait 12 ans que French & Saunders dynamitent la culture pop avec leurs parodies fulgurantes. Aujourd’hui elles produisent un podcast ensemble (Titting About sur Audible).

En novembre 1992, l’Angleterre sort à peine de 11 ans de thatcherisme, son poulain, John Major est premier Ministre depuis deux ans, la Cool Britannia des années Blair est loin. Le pays est encore très conservateur mais les anglais aspirent à un changement d’époque, Absolutely Fabulous va participer à ce changement en s’attaquant au politiquement correct. En 2021, Jennifer Saunders a déclaré dans la presse que le politiquement correct était de retour et ce qui l’ énervait aujourd’hui ce n’était pas les réactions mais l’autocensure pour éviter les réactions. Absolutely Fabulous prouve qu’on peut tout dire et 30 ans plus tard être toujours aussi pertinent et drôle, il s’agit d’une question de contexte et de talent. La cruauté de Patsy & Edina envers Saffy, le fat shaming, etc…tout ce qui est présent dans la série choque et ne choque pas en même temps, parce qu’elles osent sans être dégradantes et c’est aussi rafraîchissant en 2022 que ça l’était en 1992. Elles se moquent des mêmes choses dont tout le monde se moque aujourd’hui, d’ailleurs ce qui était de la satire et de la comédie dans Ab Fab est une réalité premier degré chez les Kardashians ou plus encore dans la série des Real Housewives of… par exemple. Ce qui rend la tâche difficile aux humoristes de nos jours ce n’est pas seulement la peur des réactions mais aussi la réalité qui est devenue si grotesque et caricaturale qu’elle leur fait concurrence.

On a vu Patsy et Edina à plus de 100 ans dans un épisode de la série donnant un aperçu du futur, Jennifer Saunders dit toujours avoir une idée en tête pour Absolutely Fabulous, un projet de fausse comédie musicale pour un vrai spectacle de tournée avec Joanna Lumley dans lequel elles s’adresseraient au public en tant que Patsy et Edina tout en chantant (très mal) des chansons pop des années 60 et 70 et une nouvelle mini saison ont été évoquées dans la presse anglaise mais rien de spécial n’a été prévu pour marquer les 30 ans de la série…”Because i’m 29 ! Sweetie, darling”.