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À contre courant : les dessous obscurs de l’élevage du saumon

Ou l'histoire d’un mariage écocide entre capitalisme et lobbying.

Par
Ninon Morchain
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Bienvenue dans le monde fantastique du saumon, cet être fondant et fluo qui règne en maître à tous les coins de rue, du sushi bon marché au resto gastro cinq étoiles. On l’aime tellement qu’on ne peut plus s’en passer, il est devenu en quelques années une véritable obsession. Mais est-ce vraiment notre faute ? Comment se fait-il que nous engloutissions cette chair orangée, striée de blanc, sans connaitre pour autant les dessous de cette industrie ? Est-ce que tout est fait pour que nous en sachions le moins possible ? Après cette lecture, si vous ne partez pas trop tôt, ce qui est sûr, c’est que vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas.

Tout commence au 19ᵉ siècle, avec la naissance de la culture du saumon atlantique en Grande-Bretagne, visant d’abord le repeuplement des populations sauvages. Rappelons qu’aujourd’hui le saumon sauvage a presque disparu, ironie du sort. C’est ensuite la Norvège, en 1960, qui prend le flambeau de l’élevage commercial, pour des conditions hydrographiques idéales et grâce à l’appui d’un gouvernement déterminé. La “révolution bleue” naît et promet donc de soulager la surpêche et de satisfaire notre appétit croissant de poisson. Nous pouvons affirmer aujourd’hui qu’elle a surtout servi à remplir les poches des grandes firmes… Ajoutons qu’actuellement le marché est partagé entre la Norvège, le Chili, le Royaume-Uni et le Canada, qui produisent 95,4 % du saumon mondial, et que ce marché a évidemment son revers : disparition des petites exploitations, chute des prix et explosion de la consommation en dépit de l’environnement.

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CHAÎNE DE PRODUCTION DU SAUMON, UNE DÉLICIEUSE RECETTE

Les géniteurs sont issus encore aujourd’hui de 40 stocks norvégiens créés dans les années 70. Tout se passe en laboratoire, dans ce que l’on appelle des écloseries. La première étape consiste à les sélectionner et à les faire maturer. Puis vient le moment de les transférer en eau douce pour une petite séance de reproduction assistée où les ovules et le sperme sont mis en contact. Les œufs éclosent ensuite, les alevins naissent, et là, c’est le début d’une épopée aquatique. Les alevins deviennent des parrs, puis des smolts, et enfin, ils sont transférés dans des cages en mer pour la phase d’engraissement. Promiscuité garantie, liberté zéro. Filets au-dessus, filets en dessous, les saumons n’ont droit qu’à ça. Ça ne vous dit pas quelque chose ? C’ est comme les poulets, mais en version aquatique.

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Passons à table maintenant. Les smolts reçoivent un régime spécial à base de farine et d’huile de poisson, avec une petite dose d’antibiotiques et de vaccins pour la santé. On ajoute même des pigments pour avoir la couleur parfaite de la chair. C’est un festin, non ? Le final approche : la récolte. Les saumons sont jetés dans de grandes corbeilles et transportés par des bateaux révolutionnaires appelés “wellboats”. Mais, hélas, la mise à mort n’a rien non plus de glamour. Asphyxie à l’air libre, bains de dioxyde de carbone, électrocution, rien n’est trop extravagant pour nos amis les saumons. Tout ce joyeux processus est d’ailleurs magnifiquement raconté sur les sites des entreprises d’élevage qui nous sortent un florilège de délicieuses formules à aller déguster.

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RISQUES EN TOUS GENRES

D’abord parlons du fait que les saumons, carnivores de haut rang, nécessitent une énorme quantité de petits poissons pélagiques (anchois, sardines, hareng) pour se nourrir, via la pêche minotière. Ils consomment entre 25 et 30 millions de tonnes de poissons chaque année, perturbant la chaîne alimentaire. En Mauritanie, des usines chinoises, turques ou marocaines exploitent ces ressources, aggravant la faim locale et détruisant les écosystèmes marins. Mais ce sujet passe souvent inaperçu, surtout à Noël : « Puis c’est bon quand même le saumon, tu ne vas pas faire la gueule pour ça » comme dirait le tonton anti-vegan, anti-woke.

Le deuxième point, tout aussi appétissant, concerne les maladies et les parasites. Comme les saumons sont des êtres sentients, ce qui signifie qu’ils éprouvent des sentiments comme la peur par exemple, ils subissent énormément de stress lorsqu’ils sont élevés en masse. Ils finissent par avoir des systèmes immunitaires faiblards, et sont les hôtes parfaits pour toutes sortes de pathogènes. Le pou de mer notamment, fait des ravages, aspirant le sang des saumons jusqu’à la mort.

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Parlons ensuite des pollutions environnementales qui sont bien réelles. Les élevages utilisent des antibiotiques pour lutter contre les maladies et des produits chimiques pour la coloration, malgré les dénégations des firmes. Ces substances impactent l’environnement, car les cages sont situées dans des fjords préservés, où évoluent de nombreuses autres espèces. La biodiversité semble être un concept particulièrement mal compris par les éleveurs, n’est-ce pas ?

Un des derniers risques peu souvent évoqué est le cas des évasions de saumons d’élevage, qui menacent les populations sauvages à cause de la compétition qu’elles entraînent.

LA NORVÈGE PARADIGME DU LOBBYING

En Europe, le saumon que nous consommons est principalement issu de l’aquaculture. Cette industrie, ces dernières décennies, a généré d’énormes profits, sous le contrôle de quelques géants mondiaux dirigés par des milliardaires. Ces entreprises ont réussi à éviter de supporter une partie des coûts de production tout en faisant pression sur les politiques. Schéma classique du lobbying. Or les saumons et les ressources halieutiques étant des biens communs, le gouvernement devrait en être le gardien pour les générations futures. Mais est-il réellement capable d’assurer ce rôle ? Rien n’est moins sûr…

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Le cas de la Norvège est un conte de fées économique, étant le premier pays exportateur de saumon avec une croissance de 15,4% par an depuis 1995. Et ça malgré les alertes du Bureau de l’auditeur général norvégien en 2012 sur l’insoutenabilité environnementale de l’industrie. Le gouvernement Norvégien prévoit même de quintupler la production d’ici 2050, il est certain que des conflits d’intérêts et une incapacité à s’opposer aux firmes sont à la racine de cette décision.

Dans les années 1970, l’élevage du saumon était pourtant principalement entre les mains de petites exploitations, mais depuis, l’industrie s’est concentrée entre celles de quelques entreprises et “milliardaires du saumon”. Actuellement, MOWI, un géant du secteur, domine en produisant plus de 25% du saumon d’élevage mondial. Son principal actionnaire, John Frederiksen, est une figure remarquable avec une fortune estimée à 12 milliards d’euros, possédant la plus grande flotte de pétroliers au monde et décoré par Vladimir Poutine de l’Ordre de l’Amitié en 2015. Se dresse le portrait d’un homme qui semble en tout point engagé dans la préservation de l’environnement non ?

John Fredriksen
John Fredriksen
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Mais attention il n’y a pas que MOWI. Gustav Magnar Witzoe, le Norvégien le plus riche actuel, co-possède Salmar, le quatrième plus grand producteur mondial de saumon. Gustav Magnar Witzoe figure également parmi les plus riches de Norvège, puisqu’il copossède Salmar, le quatrième plus grand producteur mondial de saumon. Son accession à la richesse à 18 ans grâce à Salmar lui a permis de devenir actionnaire principal, évitant ainsi les droits de succession. Salmar détient une part importante dans Scottish Sea Farms, un important producteur écossais de saumon.

Réagissant au lobbying intensif de l’industrie, le gouvernement norvégien a annoncé une taxe de 40% sur la rente des ressources à partir de janvier 2023, malgré les protestations des entreprises. Cette mesure devrait générer entre 3,65 et 3,8 milliards de NOK (environ 350 millions d’euros) de recettes fiscales supplémentaires par an. Face à cette taxe, les entreprises comme MOWI font pression sur le gouvernement en brandissant la menace de délocalisation, une tactique courante pour influencer la politique économique. On attend de voir.

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PURE SALMON : PARCE QUE LA FRANCE AUSSI VEUT SA PLACE

La France est presque entièrement dépendante des importations de saumon (notamment norvégiennes), et le gouvernement cherche à améliorer sa souveraineté alimentaire. C’est dans ce contexte que Pure Salmon a flairé la faille. Cette société promet d’assurer cet objectif grâce à la construction d’une gigantesque usine à saumons au Verdon-sur-Mer, en Gironde. On doute un peu que son ambition soit motivée par son patriotisme…

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Le projet prévoit des bassins hors-sols réfrigérés, couvrant l’équivalent de huit terrains de football, destinés à produire environ 10 000 tonnes de saumons par an. Ces poissons seront entassés à une densité de 70 kilos par mètre cube d’eau et Pure Salmon ose affirmer que ces conditions sont meilleures que celles de l’océan. Nous atteignons ainsi le paroxysme de l’élevage intensif, où les animaux sont produits comme de simples objets industriels, sans oublier l’impact environnemental colossal…

Pure Salmon, créée il y a seulement trois ans, est une société de portefeuille gérée par 8F Asset Management, basée à Singapour. Cette société ne produit rien elle-même mais détient des actions et des placements, financés par des « grands investisseurs » dont l’identité reste obscure.

Le principal problème est que la population locale voit d’un bon œil cette ferme-usine. Il faut dire que Pure Salmon n’y est pas allé de main morte pour convaincre les Médocains ; dégustation de saumon sur les marchés, réunions publiques (ou presque), puissant lobbying auprès des élus. La promesse de 250 emplois dans une zone sinistrée fait briller les yeux des plus anciens qui voient là une aubaine pour redynamiser leur station balnéaire très vivante en période estivale, mais désertée 10 mois sur 12. Les maires et élus du coin sont tous tombés dans le panneau et se sont prononcés en faveur du projet.

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NO POISSARAN

Évidemment, une résistance s’est organisée à la Maison de la Nature et de l’Environnement à Bordeaux contre le projet de Pure Salmon. Le collectif Eaux Secours Agissons, créé en janvier 2023, a ainsi dénoncé la désinformation et les allègements des procédures environnementales. Cependant, cette opposition n’a pas plu aux lobbyistes. Deux membres du collectif sont visées par une assignation en justice de Pure Salmon et risquent 30 000 euros d’amende chacune.

S’il leur manque parfois des neurones, leur porte-monnaie par contre ne désemplit pas et leur permet d’asseoir leur domination en cas de moindre conflit. Esther Dufaure, une des accusées, le certifie : “le but est de nous faire taire et de nous faire peur ». Difficile de lui donner tort.

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Finalement, le tribunal correctionnel de Bordeaux a décidé en décembre 2023 de relaxer les deux fondatrices de l’association « Eaux secours agissons », poursuivies pour diffamation. Mais malgré le retrait temporaire de son dossier, Pure Salmon a annoncé qu’elle déposerait un nouveau permis de construire. Une vraie hydre, que nous allons encore devoir combattre longtemps semble-t-il.

La question du saumon d’élevage est donc un sujet complexe où les enjeux de rentabilité et de durabilité s’entrechoquent bien trop souvent. Mais dorénavant, vous savez au moins à quoi vous en tenir.