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À Cannes, la malédiction Sean Penn frappe de nouveau

Après un ratage historique avec son précédent film, le réalisateur essuie une nouvelle fois les moqueries de la presse avec Flag Day.

Par
Anaïs Bordages
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«People do change». Les gens peuvent changer, nous assure le personnage joué par Sean Penn dans son nouveau film, Flag Day, réalisé par ses soins. Pourtant, en ce qui concerne la carrière récente du cinéaste à Cannes, l’histoire semble se répéter. En 2016, le réalisateur présente en compétition officielle son film The Last Face… Une histoire d’amour sur fond de guerre au Libéria, entre deux humanitaires blancs incarnés par Charlize Theron et Javier Bardem. Le mauvais goût est palpable dès le texte d’introduction, qui compare les ravages de la guerre à « l’amour impossible entre un homme… et une femme ». L’instrumentalisation des violences atroces subies par la population locale, la réalisation voyeuriste et la nullité abyssale des dialogues ne passent pas. Résultat, les journalistes sont hilares pendant la première projection du festival, qui leur est réservée. Celle-ci s’achève sur des sifflets, et avant même que l’équipe n’ait pu monter le tapis rouge, le film entre instantanément dans la légende en récoltant une des pires réceptions critiques de l’histoire du festival. The Last Face se fait éviscérer sur Twitter (dans un des rares moments de consensus international à Cannes), et les critiques publiées dans la foulée ne font rien pour arranger les choses: « cri obscène », « un film dégueulasse », « puant et grotesque », un « désastre »…

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Le séisme est tel que la chronologie des projections à Cannes sera carrément modifiée : les séances de gala accompagnées de la montée des marches se déroulent désormais en même temps que les projections presse, les journalistes n’ayant plus l’exclusivité du premier avis.

Autant dire que pour le retour de Sean Penn en compétition en 2021, les enjeux étaient particulièrement élevés. Pour sa première édition « post-pandémie », le festival donne au cinéaste l’occasion de redorer sa réputation avec Flag Day, un drame américain sur le criminel et faussaire John Vogel, raconté du point de vue de sa fille journaliste. Malheureusement, c’est une nouvelle débâcle qui attend le réalisateur d’Into the wild.

« Rends-moi mon disque de Chopin, connasse ! »

Flag Day n’atteint pas les niveaux d’indécence de The Last Face, et heureusement – si c’était le cas, l’équilibre cosmique aurait sans doute été irrémédiablement perturbé. Mais dès le début de la projection de presse, le film suscite néanmoins son lot de rires sarcastiques. Sans doute un reste de mauvais esprit de 2016, mais aussi une réelle incrédulité face à cette nouvelle œuvre vraisemblablement ratée. Le public se met notamment à ricaner lorsque l’on découvre la passion du personnage principal pour Chopin (ou en tout cas, pour le même morceau qu’il écoute en boucle pendant tout le film). Son amour pour le compositeur est particulièrement souligné pendant une violente scène de dispute conjugale, où le personnage s’écrie « Rends-moi mon disque de Chopin, connasse ! ». À un autre moment du film, le héros affirmera avec le plus grand sérieux, «je n’en suis pas à mon premier rodéo».

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Quant à Dylan Penn, fille du cinéaste qui incarne avec charisme la fille du héros, elle doit aussi composer avec des répliques involontairement désopilantes (et des perruques qui devraient être jugées au tribunal de La Haye). Après avoir menti sur sa candidature pour l’Université du Minnesota (mentionnée tellement de fois dans le film qu’on pourrait penser à un placement de produit), la jeune femme manque d’être rejetée par le proviseur… Jusqu’au moment où celui-ci, admirant sa détermination, lui demande pourquoi elle veut tant être journaliste. «I want to matter», nous répond-elle en gros plan. C’est cette réponse qui lui permettra d’être admise, et de devenir une journaliste d’investigation accomplie, une transformation illustrée par le fait qu’elle se met à porter des lunettes.

Le scénario maladroit de Jez Butterworth n’est pas aidé par le jeu étonnamment raide de Sean Penn, qui se dirige lui-même pour la première fois. Quant à la réalisation et au montage, le constat n’est guère plus glorieux : chaque scène semble s’éterniser, et si l’on enlevait les nombreux ralentis, le film durerait sans doute 9 minutes. Le même plan de Dylan Penn au volant de sa voiture est réutilisé tellement de fois qu’on se demande si la monteuse n’a pas manqué de plans de coupe. Les nombreuses images de champs de blé au crépuscule sont tellement génériques qu’elles semblent avoir été piochées dans des banques d’images.

Le navet des uns peut, malgré tout, faire le bonheur des autres

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Si le bilan est moins catastrophique que pour The Last Face, la presse n’est une nouvelle fois pas tendre avec le film, en lice pour la Palme d’or. Outre les rires appuyés en projection, les critiques sont mitigées : certains saluent « un mélo touchant » ou notent un « retour modeste », d’autres le qualifient de film « mal écrit, mal pensé, mal réalisé ». « Sean Penn se ramasse une nouvelle fois » pour El Pais, tandis que Libé titre sur un simple « Sean Pénible ». Un ratage d’autant plus regrettable que le film contient quand même quelques scènes très réussies, et aurait pu, dans un autre espace-temps, être un succès.

https://twitter.com/SimRiaux/status/1413982995573248004

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Le navet des uns peut, malgré tout, faire le bonheur des autres. Lors de la projection de presse, la personne à ma droite a été émue aux larmes. Alors que la salle se vidait après un ultime fou rire, je n’ai pas pu m’empêcher de discuter avec elle pour savoir ce qui lui avait plu dans Flag Day. Bouleversée par la relation père-fille dysfonctionnelle dépeinte à l’écran, elle a vu dans le film un écho touchant à certains éléments de sa propre vie. N’ayant pas connaissance du précédent créé par The Last Face, elle s’est dite surprise, et un peu peinée par les moqueries du public, avant de nous confier, « c’est vrai que les scènes sont interminables, non ? Et je reconnais que Sean Penn ne jouait pas très bien ».

Dans un tel contexte, on notera le courage du réalisateur : revenu sans rancune, il a prouvé qu’il sait accueillir avec humour et philosophie les quolibets : « Se faire massacrer à Cannes, ça fait partie de la légende et il faut accepter le jeu ».

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