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2023, l’année où j’ai commencé à frauder dans les transports

« Quand on vit sous le seuil de pauvreté, le pass Navigo est une dépense conséquente. »

Par
Lucie Beaugé
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1er janvier 2023. Après une soirée du Nouvel An endiablée à la Bellevilloise (Paris), ambiance Tzigane, Cumbia et Swing & Soul, verre rhum-coca à la main, le bouton roulant de la borne RATP me lance le défi. Recharger son pass Navigo or not ? La fête est bien finie. Le prix d’un abonnement mensuel s’élève désormais de 84,10 euros, soit une hausse de 12% par rapport à 2022. Le prix du ticket, lui, a franchi la barre symbolique des 2 euros (pour atteindre précisément 2,10 euros). Avec ce dilemme cornélien : le pass Navigo, au regard de mes revenus et de mes déplacements, est-il désormais rentable ? Idem finalement de l’achat systématique de tickets ? J’ai finalement tranché que non, entérinant de ce fait ma nouvelle vie de fraudeuse.

Cette situation est loin d’être une fierté : elle me ramène à ma condition de jeune active précaire, celle qui scrute son compte en banque tous les jours.

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Je privilégie à présent les trajets à pied (quand ils font moins de 40 minutes) et monte dans le bus sans titre de transport, parfois le métro lorsqu’une amie m’accompagne et que je peux (discrètement) passer derrière elle. En 11 jours, je n’ai dépensé que 18,90 euros de tickets (à ce rythme, cela sera donc plus que rentable à la fin du mois). Pas encore le cran de demander cette faveur à des inconnus, ni même d’enjamber la barrière. Moi, n’ayant jamais volé de bonbons à l’épicerie ou de maquillage chez Sephora, encore moins falsifié mon certificat de scolarité pour continuer de bénéficier du forfait Imagine R étudiant (à l’époque de mon passage à la vie très très adulte). Cette situation est loin d’être une fierté : elle me ramène à ma condition de jeune active précaire, celle qui scrute son compte en banque tous les jours, à l’affût d’un virement de la CAF, de Pôle Emploi ou de l’un de mes employeurs. Et je ne pense pas être la seule à faire une croix sur la liberté de mouvement que me permettait jusqu’alors le pass Navigo, le tout pour des raisons économiques.

En Ile-de-France, « 1,8 million de personnes sont en situation de pauvreté monétaire au regard du seuil national, soit 15,6 % de la population. Compte tenu du coût de la vie plus élevé en Île-de-France, s’y ajoutent environ 470 000 personnes dont le niveau de vie est inférieur à ce que serait ce seuil s’il était calculé au niveau régional », nous apprend l’Insee dans ses chiffres de 2018, dont le rapport a été publié fin 2021. Pour ces franciliens, le niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian, soit 1 086 euros par mois en 2018 (1102 euros si l’on réajuste à 2022). Quand on vit sous ce seuil de pauvreté, le pass Navigo est donc une dépense conséquente. Le président des riches disait carrément en mai dernier : « C’est assez dur de vivre en dessous de 3000 euros par mois à Paris, si on est honnête ». Un revenu quelque peu hors sol, bien qu’il ne ferait de mal à personne.

Comment accepter de payer une telle augmentation, lorsque que chaque trajet (ou presque) est synonyme d’apnée et de proximité malaisante avec ses voisins ?

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Surtout, rares sont les entreprises franciliennes prenant en charge plus de 50% de l’abonnement de leurs salariés (la moitié étant le taux légal obligatoire). Pour les indépendants, ce défraiement est une tâche encore plus ardue. Dans mon cas par exemple, étant journaliste pigiste, seule une entreprise sur 4 me rembourse à hauteur de 50% et au prorata du nombre de piges effectuées. En novembre, j’ai touché 10 euros, sur un pass Navigo qui en coûtait à l’époque (déjà) plus de 75.

Mais alors que le métro, le RER et les bus connaissent une grosse dégradation de service depuis septembre, la fraude ne viendrait-elle pas de la RATP ? Comment accepter de payer une telle augmentation, lorsque que chaque trajet (ou presque) est synonyme d’apnée et de proximité malaisante avec ses voisins, avec des temps d’attente qui dépassent parfois 30 min, pour peu que le train ne soit supprimé ? Un service dégradé s’expliquant, selon la RATP, par un manque de personnel et des problèmes de recrutement, qui pourrait toutefois s’améliorer du côté des bus. Le 6 janvier, un accord a en effet été signé avec le groupe francilien et deux syndicats (FO et Unsa), dans lequel les chauffeurs de bus acceptent, grosso modo, de travailler plus pour gagner plus.

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Dans un monde idéal, une amélioration de l’offre de service devrait s’accompagner a minima d’une gratuité partielle sous critères (pour les moins de 26 ans, les séniors ou encore les chômeurs) des transports en commun. C’est ce que fait déjà Tallinn depuis 2013, la gratuité étant même “totale”. Comme l’expliquait notre journaliste Pier-Luc Ouellet en juillet dernier, cette politique publique a par ailleurs permis, trois ans plus tard, un accroissement de 14% de l’utilisation des transports en commun, pour une diminution de 6% du trafic automobile du centre-ville.

En attendant un tel changement, ou une situation financière plus stable, je continuerai de frauder. Pas si fière de cette nouvelle casquette de criminelle, mais revendicative du dogme achat = service.